- Rétro – Coupe du Monde 1954
Les héros de Berne
Seize équipes au départ, un archi favori : la Hongrie de Puskas ; un grand absent : l'Argentine et deux équipes invitées : l'Uruguay, tenante du titre et la Suisse en tant que pays organisateur. Un Brésil pas vraiment lingot d'or ni émeraude verte et une France qui déçoit. Et puis la première retransmission télévisuelle en Eurovision : après le couronnement d'Elisabeth II en juin 1953, place à l'information du peuple à travers la Coupe du Monde. Le football se joue à 11 contre 11 et à la fin...
La Coupe du monde 1954 en Suisse, par sa qualité, fut pour la FIFA un formidable point d’ancrage afin d’asseoir sa crédibilité. D’autant plus que le tournoi devait initialement avoir lieu en Suède. Retransmettant en Eurovision pour la première fois une partie de la compétition, huit matchs, la FIFA peut s’enorgueillir, dans cette compétition, de 140 buts soit une moyenne démentielle de 5,38 goals par rencontre. Seize équipes en compétition. Quatre groupes de 4 et une grande innovation avec des têtes de série dont la France mais pas la République Fédérale d’Allemagne ! Les numéros apparaissent sur les maillots.
« Les Allemands sont enfin redevenus quelqu’un »
Le 4 juillet 1954, dans la ville neutre de Berne, soit neuf ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, c’est tout le peuple allemand qui frémit d’une fierté retrouvée au coup de sifflet libérateur d’un match décisif livré contre la référence magyare. Il comprend qu’au miroir de cette Coupe du Monde, il va enfin pouvoir se reconstituer une face. Car le visage de l’Allemagne déchue de son rang après 1945 hésite à se redessiner en tant que Nation. Pire, on interdit au peuple le sentiment d’appartenance à cette dernière. Les exemples sont légion, montrant la grande prudence observée tant par les organismes étatiques que par les politiques eux-mêmes : l’après-guerre allemand a banni le terme « national » du vocabulaire ordinaire, on le remplace par le « Bund », le fédéral. Dorénavant on va à la Bundespost, à la Bundesbahn, c’est dire si le sentiment national fuit le quotidien des Allemands. La presse s’autocensure, le mot « national » disparait des frontons des établissements publics et des administrations. Toute résurgence possible du nationalisme ou référence au national-socialisme doivent être effacées, bannies.
Partout, sauf dans un unique cas, le mot maudit est autorisé, celui de l’Equipe d’Allemagne de football : la Nationalmannschaft ! Cette formation joue en effet pour das Deutschland et non pour la seule Bundesrepublik. L’oreille collée à leur transistor, assis ensemble dans les cafés, les Allemands subissent un après-guerre de pénurie très aride où les aventures de la Nationalmannschaft, ensemble syntaxique qui désigne les hommes de troupe autant qu’une équipe sportive, vont les galvaniser, les souder. Séparée en 1949 par la création de la RDA, vivant avec les attentes de l’évolutive Grundgesetz, la Loi Fondamentale, interdite de Coupe du Monde en 1950, car alors considérée comme non fréquentable, l’Allemagne éprouve à nouveau une émotion nationale, dénuée de culpabilité, lors de cette victoire magistrale. Selon Konrad Adenauer, « Depuis que les Allemands n’ont plus le droit de faire la guerre ni de nourrir des ambitions impérialistes, le football est un élément d’identité nationale avec le Deutsch Mark » « les Allemands sont enfin redevenus quelqu’un » , même si la CDU joue profil bas pour rétablir l’équilibre diplomatique et rassure les Alliés contre une hypothétique ambition géopolitique : « Remporter ce championnat a été un grandiose exploit, mais il ne faut pas considérer cela d’un point de vue nationaliste. Ce n’est qu’un jeu » . Le football allemand, par essence politique, sera décrit par Norbert Seitz dans son livre « Doppelpässe, Fussball & Politik » avec ces mots : « Depuis que les Allemands n’ont plus le droit de faire la guerre ni de nourrir des ambitions impérialistes, le football est un élément d’identité nationale avec le Deutsch Mark » . Après cette victoire, l’hystérie s’empare du pays et l’inconscient collectif allemand se nourrit, encore aujourd’hui, des prouesses des « Helden von Bern », des héros de Berne.
Sepp Herberger : der Macher, der Magier, der Mythos
A la tête de la Nationalmannschaft, Sepp Herberger n’est pas un perdreau de l’année ; c’est un aigle qui a entraîné dès 1936 l’équipe allemande, le Svastika sur la poitrine. Condamné à une forte amende au sortir de la Seconde Guerre Mondiale pour avoir été un « Mitlaufer », un « suiveur », Josef Seppl « Sepp » Herberger trouve là une forme de rédemption et retourne habilement les vertus germaniques, en même temps qu’il fait de son équipe le creuset des sans-grades, redonnant à l’Allemagne de toujours de l’énergie à la veille du miracle économique. Adepte des principes militaires et meneur d’hommes, « der Chef », le surnom donné par ses joueurs, insuffle à son équipe, composée essentiellement d’anciens soldats ou de prisonniers de guerre, les valeurs de destin, de sacrifice, de combat et d’héroïsme. Amateur de phrases restées célèbres, « la balle est ronde et un match dure 90 minutes » ou bien « le prochain adversaire est toujours le plus difficile » et compréhensif avec ses ouailles, cet autodidacte bâtira les fondations et l’esprit du football allemand d’après-guerre.
La Hongrie favorite des parieurs
Avec une cote à 3,5 contre 2, les Magyars du Major Ferenc Puskas étaient les préférés des bookmakers de tous ordres. Il faut dire que le 11 national, l’Aranycsapat, la fameuse « équipe d’or » surnommée ainsi par le peuple hongrois, vole de succès en succès et n’a pas subi de défaite depuis le 14 mai 1950. Victorieuse des Jeux Olympiques en 1952, de la Coupe Internationale, ce précurseur du Championnat d’Europe des Nations en 1953, elle réalise un fait d’arme notoire en ridiculisant l’équipe d’Angleterre avec un cinglant 6-3, et devient ainsi en novembre de l’année précédente, la première équipe européenne à s’imposer dans l’antre du mythique stade de Wembley. Cette merveilleuse équipe qui scorait, en moyenne, 4,3 buts par match.
« Mais qu’allez-vous donc faire en Suisse ? Vous n’avez aucune chance de l’emporter contre les Hongrois, les Brésiliens ou bien les Uruguayens ! »Côté allemand, la cote n’est que de 9 contre 1, soit tout au plus la valeur d’un outsider. Le joueur Max Morlock avait déjà réservé ses congés en Italie. Des vacances commençant avant les 1/4 de finale de la Coupe du Monde. Autre anecdote : lorsque l’équipe d’Allemagne s’embarque dans le train à Karlsruhe en direction de Basel, les douaniers posent ironiquement la question suivante : « Mais qu’allez-vous donc faire en Suisse ? Vous n’avez aucune chance de l’emporter contre les Hongrois, les Brésiliens ou bien les Uruguayens ! » Le magazine Kicker titre : « Espérons un miracle !« … une couverture prémonitoire.
La phase de poules
Groupe 1 : la France déçoitLe 16 juin, sur la pelouse du stade de la Pontaise à Lausanne, une Equipe de France médiocre subit la loi d’un 11 Yougoslave pourtant à sa portée en s’inclinant 1-0. Kopa dira de ce match qu’il avait été « exécrable » . Elle trainera comme un boulet cette défaite en vertu d’un système de qualification complexe : les 2 têtes de série ne se rencontrent pas. De plus, dans le cas d’une égalité de points entre une tête de série et une autre équipe, un match d’appui est organisé ! Or comme la Yougoslavie obtient « miraculeusement » le nul contre les favoris Brésiliens, la victoire des Bleus contre le Mexique compte pour du beurre et les Remetter, Kaelbel, Marcel, Vincent et Kopa quittent piteusement le tournoi.
Groupe 2 : La naissance du « 11 Freunde »L’hyper favorite Hongrie écrase la Corée du sud avec notamment 3 buts de Kocsis mais la surprise du 1er tour est la victoire de la Nationalmannschaft contre la tête de série turque. Survient alors la décision de Sepp Herberger d’aligner une équipe « B » contre les redoutables Magyars. Cinq joueurs titulaires sont mis au repos et la RFA explose 8-3. Les 20 000 supporters de la Nationalmannschaft présents au stade se sentent trahis et vocifèrent copieusement pour ce manque de fair-play. Le Bundestrainer se servira des innombrables lettres d’insultes reçues pour souder son groupe et développer le concept du « 11 Freunde », des « 11 amis », à la vie à la mort. Match d’appui donc contre la Turquie et nouvelle victoire permettant à l’équipe d’Allemagne d’accéder aux 1/4 de finale. On apprendra par la suite qu’Herberger avait déjà tout anticipé dans son carnet de notes dès avril 1954.
Groupe 3 : Les favoris sont làL’Uruguay, championne du Monde en 1950, devance au goal-average l’autre tête de série autrichienne emmenée par le défenseur et futur légendaire entraineur Ernst Happel. La Tchécoslovaquie et l’Écosse n’auront été que des faire-valoir.
Groupe 4 : La Suisse sort l’ItalieTout comme dans le groupe 2, les locaux suisses passent par un match d’appui et mettent à mal l’Italie à deux reprises alors que l’Angleterre du « vieux » Stanley Matthews s’en sort bien en prolongation après un 4-4 inaugural contre la Belgique.
Quarts de finale : Scandales, vous avez dit scandales !
Ce qui choque le plus dans ces extraordinaires 1/4 de finale, c’est que les 1ers de chaque groupe se rencontrent entre eux. Il en va de même pour les seconds ! La victoire de l’Uruguay, 4-2, sur l’Angleterre est logique, elle confirme la fin de la théorique suprématie du football anglo-saxon. Une supériorité déjà mise à mal lors de la défaite à Wembley en 1953 contre les Hongrois.
Ce 27 juin, au stade du Wankdorf de Berne, les spectateurs enthousiastes prennent place pour assister au match d’anthologie Brésil-Hongrie. La star Puskas est blessée. Ils assistent en réalité à la disgrâce du jeu brésilien lorsque, par exemple, à une minute de la fin, alors que les Magyars ont porté le score à 4-2, Humberto est expulsé pour avoir séché Budzansky. Les rixes s’enchainent sur le terrain, dans les travées du stade et jusqu’aux vestiaires des joueurs lorsque la police arrive en renfort sous une pluie de chaussures et de bouteilles. Le speaker hurle dans son micro : « Retournez chez vous, la fête est finie, il n’y a plus rien à voir » .
La Coupe du Monde 1954 ne fut pas seulement celle d’un miracle mais aussi celle des scandales : le 1/4 de finale entre la Suisse et l’Autriche fut ubuesque. Alors que les locaux mènent rapidement 3-0, ils encaissent 5 buts en 9 minutes. Un match qui se finit à 7-5 pour les Autrichiens. Douze buts, un record encore inégalé en Coupe du Monde. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les gardiens n’étaient pas dans leur meilleur jour. La faute au soleil qui aveugla le n°1 suisse en 1ère mi-temps avant de déclencher une insolation chez son homologue autrichien ! Malgré l’élimination du pays-hôte, Ernst Thommen, l’organisateur de la Coupe du Monde, déclara : « Ce fut l’un des plus beaux matchs que j’aie jamais vus » .
Paradoxalement le 2-0 qui parachève la victoire allemande est très serré avec notamment un but contre leur camp des Yougoslaves. Mais pour la première fois, Rahn fait vraiment partie du « 11 Freunde ». Helmut Rahn, puissant ailier et leveur de coude patenté.
1/2 finale : Les crampons à vis allemands !
La légende dit que les « Helden von Bern » sont nés lors de cette 1/2 finale contre les Autrichiens à Bâle : les frères ennemis du football. Jusqu’à la pause, c’est un match classique avec un avantage au score, 1-0, pour la Nationalmannschaft. Mais sur un terrain de plus en plus gras, les Allemands utilisent, en 2ème mi-temps, une technologie alors jamais usitée et développée par Adi Dassler, le futur fondateur d’Adidas : les crampons vissés ! Le résultat est éloquent : 6-1 et une qualification pour la finale. A lui tout seul, Fritz Walter, le « vieux » capitaine, réalise un doublé et 4 passes décisives.
La 1/2 finale à Lausanne entre les Hongrois et les tenants du titre uruguayens ne ménage pas le suspense puisque les Magyars, toujours sans Puskas, mènent 2-0 et se font remonter dans le dernier 1/4 d’heure. Lors de la prolongation, le meilleur buteur de cette Coupe du Monde marque 2 buts de la tête, ce qui vaut à ce Kocsis-là d’être surnommé « Tête d’or ».
La finale : « Das Wunder von Bern«
La Hongrie entre sur le terrain avec Puskas, blessé depuis le match contre l’équipe « B » allemande en poules. Invaincus depuis 32 rencontres, dont 28 victoires et 144 buts, les Magyars sont plus que favoris après avoir éliminé les tenants du titre. Au point qu’un timbre poste à leur effigie a déjà été imprimé.
De son côté, Sepp Herberger poursuit son plan. Il envoie Albert Sing à l’Hôtel des Hongrois. Ce dernier doit tout écrire et tout espionner de la vie du groupe. Chez les Allemands, on projette la victoire historique de leur adversaire à Wembley. On parie sur une météo pluvieux. Pour Fritz Walter, le capitaine, « le temps était comme un présage » .
Mais malgré ces conditions climatiques favorables, le 4 juillet à Berne, les Hongrois mènent 2-0 rapidement, grâce à Puskas et Szibor devant 62 471 spectateurs. Alors la machine à remonter le temps se met en marche. Morlock s’écrie : « Ça ne fait rien, on va le faire ! » . Et il montre l’exemple dès la dixième minute en réduisant le score, juste avant que sur un corner de Fritz Walter, Rahn n’égalise à la 18ème. La foule est électrisée, la finale est plus équilibrée que prévu. A la mi-temps, dans les vestiaires, tout le clan allemand s’engueule au point qu’Herberger est contraint d’utiliser son autorité : « Maintenant silence ! Nous pouvons devenir Champions du Monde et vous êtes là à vous chamailler. Maintenant c’est moi qui parle, combattez ! Un pour tous et tous pour un ! C’était et cela reste notre leitmotiv. Maintenant vous dégagez d’ici, vous savez de quoi il retourne » . Le médecin du staff prophétise : « Ne vous prenez pas la tête, nous allons gagner 3-2 » . Alors le gardien Turek se met au diapason et stoppe toutes les velléités adverses avant que Rahn ne libère à 6 minutes de la fin la Nationalmannschaft. 3-2 ! Das Spiel ist aus ! Deutschland ist Weltmeister !
Par Polo