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Les entraîneurs peuvent-ils faire l’année de trop ?
En s’attaquant publiquement aux méthodes du mythe Marcelo Bielsa, Luis Suárez a ouvert un débat rarement évoqué dans le monde imparfait du football : les entraîneurs peuvent-ils faire l’année de trop ?
« Mon autorité a été affectée », voici comment Marcelo Bielsa a répondu aux critiques de Luis Suárez à son égard. Le regard bas et le phrasé lent, comme à son habitude, le sélectionneur de l’Uruguay s’est en effet clairement exprimé après la défaite de la Celeste face au Pérou (1-0) en qualifications à la Coupe du monde 2026. Dans sa déclaration, Bielsa a ainsi montré son désarroi face à la sortie kamikaze de Suárez – récent retraité international – dont les attaques concernant la tactique, le rapport humain et le jusqu’au-boutisme ont visiblement atteint leur cible. Morceaux choisis : « C’est une chose bien connue dans le football, il n’échange pas beaucoup avec les leaders ou les joueurs expérimentés parce qu’il n’aime pas ça. Avec ce fonctionnement, les joueurs vont atteindre une limite et exploser ! »
🇺🇾💥 Bielsa réagit aux critiques de Luis Suarez !#interview #beINSPORTS pic.twitter.com/0XyQcBFZRD
— beIN SPORTS (@beinsports_FR) October 12, 2024
Comprenez : la méthode Marcelo Bielsa, faite d’ultra-exigence et de mutisme, est désormais pensée périssable. Ces principes étaient pourtant loués tout au long de la carrière du stratège de Rosario (demandez aux Marseillais), mais, à bientôt 70 ans, semblent sonner dans le vide. Derrière ce cas précis se pose donc la question du fameux « bon moment » pour arrêter chez les coachs.
Trouver le bon contexte pour ne pas disparaître
Dans la confrérie des hommes de banc, Christian Gourcuff fait figure de référence. Entraîneur sur cinq décennies (de 1982 à 2020), le Breton est bien placé pour disséquer le sujet. Pour lui, les entraîneurs n’ont aucune date de péremption collée au survet’ : « Au-delà du temps, qui est un ennemi naturel pour tout le monde, le problème de l’entraîneur, c’est avant tout la lassitude, pas ses méthodes. » Comprenez : sur la durée, les entraîneurs subissent beaucoup plus les changements de paradigmes, même en ayant les bonnes méthodes. Une histoire de contexte en résumé. « Lorsque Luis Suárez parle des méthodes de Marcelo Bielsa, il ne parle pas forcément de son football, mais du contexte dans lequel ils évoluent, continue l’architecte du FC Lorient. C’est clair qu’il y a 30 ans, les rapports avec les joueurs étaient différents. Et dans cette thématique, le point principal se situe justement là. »
Lorsque l’on est un entraîneur avec une approche rigide comme celle de Bielsa, il peut sembler difficile de faire passer le message à un auditoire peu réceptif et encore plus difficile de renier cette même approche pour s’adapter. Philippe Montanier, autre visage du coaching hexagonal, conforte l’idée d’un contexte peu favorable : « Je ne comprends pas trop qu’on s’attarde sur Marcelo Bielsa. Il avait déjà ces méthodes lorsque j’étais à la Real Sociedad et lui à l’Athletic. Demander à un entraîneur de changer sa méthode de travail, ce n’est pas lui rendre service. D’autant que de nos jours, les entraîneurs ne sont plus les seuls décisionnaires, vous avez des directeurs de la performance, de la data, plein de gens qui veulent avoir un peu de pouvoir. »
La tendance des coachs à délaisser leurs principes pour perdurer dans le milieu risque pourtant de devenir une normalité : « Les bons entraîneurs ont toujours su évoluer avec leurs convictions. Désormais, c’est un peu dans l’air du temps de voir des “entraîneurs caméléons”. Il y a une approche plus alimentaire, économique du métier. Peut-être que cela permet de trouver plus facilement des postes », glisse Gourcuff.
La tactique ne meurt jamais
Que faut-il donc faire pour garder ses principes de jeu, sans faire ces années de trop ? Se renouveler évidemment. Ce terme, souvent galvaudé, passe essentiellement par une revue d’effectif. Apporter du sang neuf afin d’adapter son effectif à son style de jeu, puis se donner le temps de travail nécessaire pour créer l’alchimie qui fera décoller la machine. « Oui, un entraîneur peut avoir 70, 75 ans et continuer à être dans une bonne dynamique, considère Montanier. Personne n’est obsolète dans le football, ce sport est un éternel renouvellement. Ce n’est pas parce que l’on est un entraîneur âgé que l’on ne peut pas adapter un jeune groupe de joueurs à sa méthodologie. Regardez László Bölöni, lorsqu’il arrive à Metz, il y avait beaucoup de scepticisme lié à son âge, mais finalement, ça a plutôt bien fonctionné. » Qu’on ne leur parle pas d’âge.
Un regard dans le rétro suffit d’ailleurs pour comprendre que les plus belles périodes de victoires ont été dessinées par un entraîneur inscrit dans la durée (Ajax, FC Barcelone, AC Milan, ou encore le FC Nantes en France). Jusqu’à la fin des années 2000, la tradition a été perpétuée par la longévité d’Arsène Wenger à Arsenal. Jusqu’à ce que le football change. Des changements, dont la primeur a été donnée à l’individualisme et à la quête du résultat immédiat qui ont naturellement effacé le turbin à long terme des entraîneurs. Christian Gourcuff : « Il y a aussi beaucoup d’entraîneurs qui n’entraînent plus, qui n’organisent plus les séances. Pour moi, c’est quelque chose d’incompatible. Les entraîneurs qui construisaient sur la durée rencontrent aujourd’hui beaucoup plus de difficultés, car ce facteur temps a complètement été chamboulé. »
À leur mission technico-tactique, saupoudrée de gestion des ego, les coachs doivent ainsi veiller à ce que tous les paramètres annexes au football concordent. Une hérésie pour certains anciens, dont Gourcuff fait partie : « La mentalité des joueurs, la sensibilité et tout l’environnement qu’il y a derrière. Le contexte économique, les pressions, les structures dirigeantes, les réseaux sociaux. Personnellement, c’est ce qui m’a poussé à arrêter. »
La durée, denrée réservée
Ceux qui ont réussi à traverser les époques en gérant tout aussi bien le contexte que leur lassitude se comptent ainsi sur les doigts d’une main. Ils ne sont même en réalité que trois, à faire partie de la grande caste : Pep Guardiola, Carlo Ancelotti et Didier Deschamps. Mais là aussi, il faut parler environnement. S’il reste un tacticien hors pair, Guardiola a en effet bénéficié d’une manne financière considérable (deux milliards d’euros dépensés depuis son arrivée en Angleterre, à l’été 2016) et d’une mainmise complète sur le mercato. De quoi faciliter sa pérennité à City. Concernant Ancelotti et Deschamps, leur force aura surtout été dans la communication, plus que dans le jeu. Aidé par sa bonhomie et une sympathie légendaire, « Don Carlo » a toujours su fédérer autour de sa personne. Au même titre que DD, pragmatique à souhait et dont l’esprit de groupe a toujours pris le dessus sur une réelle science tactique.
Alors à la question « les entraîneurs peuvent-ils faire l’année de trop ? », nous serions tentés de répondre non. Pas une question de méthode, ni de tactique, la durée de vie d’un coach en carrière tient avant tout au contexte et au projet dans lequel il évolue. Le mot de la fin pour Montanier : « C’est difficile de dire qu’un entraîneur peut faire l’année de trop, car les entraîneurs ne raisonnent pas en matière de carrière, mais de projets. L’objectif, c’est de mener à bien le projet dans lequel on s’inscrit. En revanche, ce que les plus anciens vous diront, c’est qu’il y a des éléments qu’ils ont refusé de tolérer à un moment et qu’ils ont préféré arrêter d’entraîner plutôt que de s’entêter. » Que Marcelo Bielsa se rassure, beaucoup de beaux jours l’attendent encore niché sur sa glacière. N’en déplaise au « Pistolero » Suárez.
Par Adel Bentaha
Propos de Christian Gourcuff et Philippe Montanier recueillis par AB.