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Les éléphants de Granville
Après avoir fait tomber Bordeaux et Concarneau, Granville (National 2) défie Chambly (National 1), avec dans ses rangs, les frères Théault. De la Normandie à Abidjan, portrait croisé de Tony et Robin. Qui rêvent d'ajouter un tour supplémentaire en Coupe de France à leurs CV déjà bien remplis.
FC Chambly – US Granville, au stade Pierre-Brisson de Beauvais. Une certaine idée de l’affiche de prestige des huitièmes de finale de la Coupe de France. Les frères Théault. L’idée certaine d’une jeunesse atypique. Réunis dans la même équipe depuis 2016, Tony, 30 ans, et Robin, 27 ans, vont tenter ce mercredi de poursuivre l’aventure granvillaise après l’exploit contre Bordeaux, confirmé face à Concarneau en seizièmes. Les frangins n’ont jamais joué en professionnel, ni atteint un tel niveau en Coupe de France, mais la ferveur, ils connaissent. Ados, ils jouaient devant des centaines, voire des milliers de personnes prêtes à célébrer chaque but comme une fête nationale. C’était en Côte d’Ivoire. Là-bas, Tony et Robin ont vécu trois et six années de leur adolescence. Une expérience inoubliable, forcément.
Les fils de Pascal
Été 2002, Pascal Théault succède à Jean-Marc Guillou à la tête de l’académie de l’ASEC Abidjan. Une nouvelle vie démarre pour le coach viré un an et demi plus tôt de l’équipe première du Stade Malherbe Caen. « J’ai eu deux chances dans ma vie : être né à Malherbe et avoir été licencié de Malherbe, assure Pascal Théault. Ce club était tout pour moi, j’y ai passé 37 ans. J’ai joué et entraîné toutes les sections. » L’homme embarque alors sa femme et ses deux fils dans l’aventure en Côte d’Ivoire. Tony, quatorze ans, et Robin, onze ans, quittent le centre de formation du Stade Malherbe pour compléter les dix-huit talents retenus par l’ASEC, parmi 30 000 jeunes Ivoiriens testés. Amani Yao, entraîneur adjoint de Pascal Théault pendant six ans, a été frappé par l’intégration express des frères. « Dans les quartiers, celui qui pensait pouvoir les berner en parlant l’argot se trompait. Tony et surtout Robin ont appris le langage nouchi des enfants de la rue. »
Malgré leurs trois ans d’écart, Robin, l’extraverti, et Tony, plus discret, ont toujours fait la paire. « Tony a toujours eu besoin de Robin, fonceur, organisateur. Et Robin, son grand frère a toujours été son idole, décrypte le papa.En vacances, quand il fallait imiter les coureurs du Tour de France, ils se chronométraient, inventaient le podium et fabriquaient le bouquet de fleurs remis au vainqueur. Ils mimaient Roland-Garros dans le jardin en tirant un fil pour reproduire le filet. » À l’ASEC, l’intégration des deux seuls étrangers de l’académie – qui dorment dans la villa familiale à quelques kilomètres du pensionnat – passe par l’exigence du père. « Pascal ne les traitait pas comme ses fils. Tony et Robin laissaient leur téléphone portable chez eux, par exemple. Ils arrivaient à 7h le matin » , illustre Amani Yao.
Bidonvilles, kalash et commandos
Pendant la période de détection, puis une fois par mois, avec les jeunes de l’académie, les frangins parcourent les quartiers pauvres d’Abidjan. Une manière de se confronter à la réalité des bidonvilles, mais aussi de toucher du doigt un engouement extraordinaire pour le football. « Un jour, les éducateurs m’ont proposé de jouer avec eux. C’était du sable, tous les gamins étaient pieds nus, mais j’ai gardé les baskets. J’étais ridicule dans le sable, retrace Robin. Maintenant, je me mettrais pieds nus. » Dans ces matchs, les deux jeunes européens à la peau blanche attirent tous les regards. « Quand je marquais, les gens envahissaient le terrain, tout le monde me sautait dessus, poursuit Robin. Il y avait des enfants, des vieilles dames. On mettait cinq minutes à reprendre la partie ! »
La nouvelle vie des Théault sur le sol ivoirien coïncide avec la crise politico-militaire dans le pays. Six mois après leur arrivée, le lycée français, à deux cents mètres de chez eux, brûle sous leurs yeux. « Les manifestants sont venus sonner jusque chez nous avec les kalash… » se rappelle Tony. Fin 2004, le quartier est cerné par des manifestants anti-Français, une vingtaine de familles sont évacuées en urgence. Au total, les Théault vont vivre deux hélitreuillages. « On est sorti en courant sous la protection des commandos français qui tenaient en joue les manifestants, rembobine le père. On est partis en short, direction Paris. » En short, et en entassant le minimum dans une paire de valises.
Caen-Abidjan-Granville
Tony jette l’ancre en Normandie pour passer le bac, Robin reste trois ans de plus en Côte d’Ivoire avant d’intégrer le centre de formation du SCO Angers. La vie citadine, les filles, les boîtes… Tous deux découvrent une nouvelle facette de la vie, pas toujours pour le meilleur. Robin : « Quand je suis entré dans la classe à Angers, la prof a demandé :« Qui veut donner ses cours à Robin pour l’aider à rattraper ? »Personne n’a levé le doigt, tous les élèves me regardaient avec mon pantalon patte d’eph’. À l’époque, c’était le début des slims… » Milieu offensif axial, doué d’une bonne vision de jeu, Tony fait carrière à Avranches. Ailier rapide, puissant, Robin signe à Granville dès 2011. Les deux frangins ont toujours voulu jouer ensemble, un souhait exaucé en 2016, quand Tony rejoint l’USG. Aujourd’hui, non seulement les frères inséparables sont coéquipiers en National 2, mais ils entraînent ensemble l’équipe U17 du club.
Après avoir vécu deux heures stressantes, faites de bribes de match perdues dans un multiplex lors de la victoire contre les Girondins, Pascal Théault suivra le huitième de finale de ses fils par téléphone depuis la Côte d’Ivoire, où il est retourné entraîner, par choix. « Le plus important, c’est que je ne sois pas sur place » , affirme le père, soucieux de ne pas interférer dans le travail du coach de Granville, Johan Gallon… qui n’est autre que l’un de ses anciens protégés du centre de formation du Stade Malherbe dans les années 1990. « Johan, c’est le premier joueur que j’ai volé à l’US Normande, un club ouvrier d’une usine métallurgique. Il avait douze ans. Il a fallu l’arracher de là-bas. » Dix ans plus tard, le même Johan Gallon quittait le Stade Malherbe dans la foulée du licenciement de Pascal Théault. Ce mercredi soir, à Abidjan, Amani Yao, lui, attend un nouveau coup de fil de Robin : « Quand ils ont battu Bordeaux, il m’a dit :« C’est gaté, ici ! » En nouchi, ça veut dire que c’est la fête… »
Par Florian Lefèvre
Tous propos recueillis par FL