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Les Bleus méritaient-ils la Légion d’honneur ?
La promotion du 1er janvier 2019 de la légion d’honneur a été révélée. Parmi les distingués, les joueurs de l’équipe de France de football championne du monde. Nos Bleus de la seconde étoile sont tous élevés au rang de chevalier, au titre d’une promotion spéciale pour "services exceptionnels nettement caractérisés". Si le cœur trouve normal et naturel de leur attribuer une telle reconnaissance, la raison aurait-elle quelques arguments à y opposer ?
La Légion d’honneur est un héritage napoléonien, tout comme le fut notre code civil et autres « piliers » de la France contemporaine. Dans la vision de l’Empereur des Français, il s’agissait d’imposer une vision méritocratique et élitiste de la République égalitaire, substituant la valeur des actes au mérite de la naissance de l’ancienne noblesse. La rosette en affichait le certificat, visible aux yeux de tous au revers de la veste. Naturellement depuis 1802, l’institution s’est adaptée quelque peu, en instaurant ainsi depuis 2007 la parité Homme/Femme (signalons au passage que la distinction de Florence Hardouin, directrice de la fédération française de football, qui fête son centenaire en 2019, a été quelque peu éclipsée).
Bien sûr, l’ordre a surtout étendu son champ d’application au-delà des états de services militaires ou même simplement étatiques. Les sportifs sont progressivement venus grossir les rangs de la plus grande distinction nationale français. Notamment lorsqu’ils leur arrivaient de réaliser, souvent très jeunes, un exploit extraordinaire qui rejaillissait sur la renommée du pays. Car normalement, l’attribution de la Légion d’honneur stipule que les bénéficiaires doivent se prévaloir d’au moins 20 ans d’ancienneté dans leur domaine. Un critère rarement rempli par les athlètes, quelle que soit leur discipline. Heureusement, des dérogations existent (tués ou blessés au combat), dont les « services exceptionnels nettement caractérisés » qui expliquent et justifient que Hugo Lloris ou Nabil Fekir en sont désormais.
S’aimer en bleu-blanc-rouge
Il n’y a de fait rien de nouveau. Jacques Chirac avait usé de la même subtilité pour remercier les 22 de 1998, ainsi que leur sélectionneur Aimé Jacquet, le président du Comité français d’organisation du Mondial, Michel Platini. D’ailleurs, cette cérémonie signifiait bien davantage qu’un simple geste protocolaire. Elle marquait le changement de statut du football au sein de la société française. On doute fortement que l’idée de récompenser de la sorte l’EdF en 1984 pour son premier titre international, ait simplement traversé l’esprit de François Mitterrand. Le peuple n’était pas descendu dans la rue pour les fêter, pourquoi leur accorder un tel honneur ? Alain Giresse attendra par exemple 2002 pour rejoindre cette grande famille.
Sauf que, depuis, le ballon rond a changé de dimension et d’importance. Il s’est transformé au fil du temps. Il incarne désormais un des derniers refuges de l’expression de grands principes pour le moins tombé en désuétude : le patriotisme, l’unité du pays, l’exemplarité, entre autres… Le sentiment national y a trouvé un espace où il peut permettre à tous de se retrouver au-delà des différences et des divergences. Finalement, les footballeurs sont parmi ceux qui, quelque part, méritent le plus, au regard des conditions originelles, de recevoir pareil hommage. Pas de fausse naïveté, pour le Président et son gouvernement, c’est aussi l’occasion de mettre en avant une sélection tricolore qui avait mis le feu (cette fois de la bonne manière) aux Champs-Élysées. Et de rappeler qu’il est si bon de s’aimer en bleu-blanc-rouge plutôt que de se détester en jaune.
Faire passer un message
Les esprits chagrins ou les éternels nostalgiques de la France d’avant argueront qu’il est difficile de dégoter un quelconque point commun entre une prestigieuse spécialiste de la Chine comme Marie-Claire Bergère, la rescapée des camps nazis Ginette Kolinka, ou encore un héros du quotidien nommé Marin Sauvajon, tombé dans le coma après avoir défendu un couple agressé dans la rue. Néanmoins, s’indigner de voir des footballeurs recevoir la Légion d’honneur, dès lors que c’est pour leurs prestations en Bleu, relève surtout d’une perception anachronique de ce qu’elle représente dorénavant. Oui, dans le contexte actuel, les Bleus ont rendu service à la Nation. Indiscutablement. C’est factuel et bas du front.
Après, de la même manière que l’économiste Thomas Piketty, qui l’avait refusée, on peut toujours rappeler qu’on « ne pense pas que ce soit le rôle d’un gouvernement de décider qui est honorable » De fait, la seule chose qu’il fallait peut-être attendre des Bleus aurait été de les voir se saisir de l’événement pour faire passer un message. Lequel ? Jouer la carte de la modestie en retournant par avance tous les reproches, par exemple. Rehausser la récompense en la refusant car « la Légion d’honneur, c’est pour Pasteur, pour les femmes biologistes qui sauvent des vies, pour des hommes qui ont défendu la démocratie […] » . Ou encore se faire les porte-parole de la « France oubliée » des clubs amateurs ? Un Kylian Mbappe aurait, par exemple, pu se servir de ce discernement pour préciser qu’au niveau amateur, « les gamins manquent de terrains et d’animateurs pour les encadrer. »
Enfin, pourquoi ne pas juste souligner, comme Philippe Séguin (qui pensait que seul son père, mort lors de la Libération l’aurait mérité plus que lui), que leurs parents, anonymes de la truelle, des chantiers ou des ménages, y avaient droit pour avoir également construit notre pays ?
Par Nicolas Kssis-Martov