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Les aventures de Philippe Troussier à Hanoï
Depuis l'automne 2018, Philippe Troussier est l'architecte du futur football vietnamien. Directeur technique de l'académie liée à la Fédération, ce baroudeur a cette fois la mission de faire apparaître ce pays sur la carte mondiale du foot d'ici 2026. Il nous fait cette fois visiter son laboratoire.
Le ciel de la capitale vietnamienne est couvert, comme lors d’une grande partie de l’année à cause de la pollution. Les sempiternels embouteillages ne risquent pas de cesser tant le projet de nouveau métro dirigé par les Chinois est bancal. On ressent néanmoins une énergie formidable dans cette ville jeune ultra-dynamique, tirée par les investissements de ses aînés chinois, japonais et coréens, les grands acteurs du développement économique cochinchinois. À trente minutes du centre-ville apparaît soudain, au milieu des palmiers battus par le vent comme dans un roman de Marguerite Duras, une base du troisième type, flambant neuve. Un grand homme en costume de lin noir attend sur le péron.
S’il a des petits airs de Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine au début du XXe siècle, avec son regard perçant, ses airs d’instituteur, Philippe Troussier, le nouvel homme fort du football vietnamien, n’est pas pour autant un colon cupide. Bien au contraire, ici il est aimé de tous. Il boîte légèrement depuis ses opérations des hanches, mais sa vitalité légendaire est intacte. Il sourit, il blague, il nage dans sa nouvelle académie comme un poisson dans l’eau.
Un sorcier blanc devenu alchimiste
Ce sont les Vietnamiens eux-mêmes, en l’occurrence le tout-puissant Pham Nhat Vuong en personne, premier billionaire de l’histoire du Vietnam et président du plus grand conglomérat du pays Vingroup, qui est venu le chercher. Avec le Japon dans les années 2000, il fut vice-champion du monde en U19, 5e des Jeux olympiques avec les U23, et champion d’Asie avec les A. Un CV qui a toujours fasciné les nations asiatiques. Ce serait le gouvernement japonais qui aurait soufflé son nom aux Vietnamiens.
Avec la bénédiction de la VFF, la Fédération vietnamienne de football dont le mécène principal est Vingroup, sa nouvelle tâche est claire : qualifier le Vietnam pour sa première Coupe du monde de football, en 2026. Une mission qui s’étale sur sept années. Un projet gigantesque, comme les aime le magnat de VinGroup. « On m’a presque donné carte blanche. Mes conditions de travail sont exceptionnelles, à soixante-cinq ans, ce sont les meilleures de ma carrière » , reconnaît le coach français, jadis baptisé le sorcier blanc lorsqu’il faisait des miracles en Afrique dans les années 1990.
Engagé à l’automne 2018, Philippe Troussier a passé sa première année en tant que directeur technique de l’académie PVF, le Clairefontaine vietnamien. Il s’est chargé d’accélérer la mise au plus haut niveau des installations et du personnel. Un investissement initial de plus de trente millions d’euros et un coût d’opération annuel de presque un tiers de cette somme. C’est lui qui est allé chercher treize étrangers pour les incorporer au staff : du docteur en chef tunisien, au responsable de la performance athlétique français, en passant par ses assistants marocains et portugais. Tous les étrangers sont assistés par quarante Vietnamiens qualifiés, ainsi qu’une bonne flopée d’interprètes. La branche politique et financière de l’académie est dirigée par des femmes : la directrice générale et la directrice financière sont des technocrates vietnamiennes du plus haut niveau. « Mes supérieures ont dirigé des autres filiales du groupe, qui se diversifie dans l’immobilier, la construction automobile ou la grande distribution, présente Troussier. Ce sont des pointures. Ma dernière cheffe est partie pour diriger le grand prix de Formule 1 d’Hanoi qui aura lieu en avril. »
Page blanche et terreau fertile
Il ne faut pas oublier les pensionnaires : environ cent soixante enfants âgés de dix à dix-huit ans, vingt par catégorie, une élite temporairement empruntée aux clubs du pays qui ont moins de moyens. Logés, nourris, dans des conditions de rêve, ce sont les diamants bruts dont s’occupe l’académie PVF, en attendant que des structures de qualité naissent dans tout le pays. Kanta Inoué, un entrepreneur japonais, autre mécène du football vietnamien par ses écoles de foot, fait un constat réaliste : « Il y a une ligue professionnelle dont s’occupe aussi Vingroup, la V-1. Les débuts sont difficiles, il n’y a pas beaucoup de spectateurs. Petit à petit, les grands clubs comme la Juventus, ou des structures privées comme celle de Jean-Marc Guillou ouvrent des académies, car c’est le sport qui monte et la population est jeune. »
Les matchs de l’équipe nationale sont joués à guichets fermés, les soirs de victoire les habitants de Hanoï en liesse envahissent les rues de la vieille ville, la ferveur est indiscutable. Mais qu’en est-il du talent ? « Les jeunes Vietnamiens sont très créatifs et techniques balle au pied, ce sont de bons athlètes malgré leur petit gabarit, il y a un déficit tactique que j’essaye de combler » , détaille Philippe Troussier. Ce n’est pas la culture du football qui manque, car toute l’Asie de l’Est suit la Premier League anglaise à la télévision depuis plus de vingt ans, mais bien une identité de jeu qui n’a pas été définie.
Alors quel est le plan de Philippe Troussier pour faire fructifier tout ça ? « La méthode Troussier, c’est un bloc défensif propre, une défense à plat qui avance, un pressing exigeant, un sacrifice de tous les instants pour le groupe et une communication impeccable » , témoigne son assistant marocain, Moulay Azzeggouarh, jadis aux côtés de Rudi Garcia à Dijon. Depuis septembre 2019, Philippe Troussier est encore monté en grade. Il a désormais la charge de voyager avec les moins de 17 et 19 ans en tant qu’entraîneur dans les grands tournois internationaux. Il vient de qualifier ces derniers pour la Coupe d’Asie en Ouzbékistan, après un brillant match nul contre les ogres japonais. « Cela me plaît de revenir sur le terrain après une année dans les bureaux, se réjouit-il. Jusqu’à la phase finale de la mi-octobre, il me reste six mois. Je vais convaincre les clubs locaux de me laisser les joueurs pour les emmener en stage au Maroc, en Argentine, faire un tournoi en Indonésie et un dernier stage au Japon. »
De l’importance de la passe appuyée
En attendant, Philippe Troussier est toujours à l’académie PVF, il fait sa tournée quotidienne en commençant par la cantine où il parle avec la vingtaine de cuisinières-mamans vietnamiennes de diététique, après le déjeuner il part voir son staff médical et ses préparateurs physiques dans un gigantesque gymnase qui ne ferait pas honte aux plus grandes équipes de la NFL. Il sort en coup de vent sur les terrains (un stade, trois pelouses naturelles, trois pelouses synthétiques dont une couverte), parle à son assistant portugais des U19, briefe son assistant français des U17, marche vers Christian Puxel, le célèbre éducateur des gardiens de but, ancien de l’INSEP et de la FFF qui travaille ponctuellement avec Philippe. « Depuis trente ans, au Nigeria, en Afrique du Sud, au Japon, j’apporte une expertise aujourd’hui qui est plus dans la formation des autres coachs vietnamiens afin de leur laisser un héritage » , précise Puxel. Troussier passe dans les vestiaires, où une autre équipe de jeunes se prépare. Il a une mémoire impressionnante de tous les noms de ses poulains, du tac au tac. « Celui là, c’est notre fusée, il va signer avec Sarajevo en Bosnie, ça va l’enrichir » , s’enorgueillit le coach français qui était dépeint par le passé comme un colérique, mais qui s’est extrêmement adouci depuis la naissance de ses deux filles.
Le préparateur physique français des U19, Abderrhamen Mejbri, dresse un tableau encourageant : « Les joueurs ont déjà pris un gros volume physique en un an. Ils sont gaînés, puissants du bas du corps. C’est un travail de longue haleine. Cet été, mon frère Hannibal Mejbri(international espoir et joueur de Manchester United, N.D.L.R.)est venu s’entraîner ici avec eux un mois. Ce n’était pas le meilleur dans les tests physiques, en revanche son intelligence tactique et technique était impressionnante. Les jeunes Vietnamiens en ont pris plein les yeux, ce qui a décuplé leur motivation. Ils en parlent encore. » Pour prolonger cet émerveillement, l’académie a engagé comme ambassadeurs d’honneur Ryan Giggs et Paul Scholes, qui feront deux voyages par an pour des événements sur place.
Abderrhamen poursuit sur son boss Troussier : « Il est 24h sur 24 dans son travail, minutieux sur tous les détails. Il insiste beaucoup sur les bases : le timing de la passe, l’intention de la passe. Depuis quelques mois, nos joueurs ont compris, et les passes sont nettes, appuyées. De toute façon, s’ils ne le font pas, la séance s’éternisera. Il leur apporte une conscience professionnelle. » Philippe Troussier monte dans sa Vinfast BMW et donne à son chauffeur le carton de la fête de fin d’année de Vingroup. C’est le nouvel an vietnamien, et il doit faire une apparition au banquet des caciques. Le lendemain, il est invité par l’ambassadeur du Japon à présider un séminaire sur la coopération des footballs vietnamien et japonais. Il se retourne comme l’inspecteur Colombo, le doigt pointé vers le ciel : « J’essaye d’importer deux mille bouteilles de mon grand cru au Vietnam, un Saint-Émilion qui s’appelle 3-4-3. Il est apprécié au Japon. Ensuite, je sors une-deux, un vin de table plus abordable. Ça, c’est ma deuxième passion. » En a-t-il parlé à Jean Tigana ?
Par Florent Dabadie, à Hanoï