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- Troyes-Lens (1-2)
Lens et la prise du Vieux-Lille
Des écharpes, des maillots, un kop, des capos, des chants... et un public prêt à donner sa vie pour son Racing, dans un espace transformé en véritable fournaise. Dit comme ça, on se croirait à Bollaert en pleine tribune Tony Marek. Sauf que ce tableau, c'est dans un bar de la ville ennemie, Lille, que des expatriés lensois l'ont peint vendredi soir pendant Troyes-Lens. C'était beau.
Au sortir du métro Rihour, en plein cœur de Lille, Bouabid presse le pas. Pas que le temps manque : il est à peine plus de 17h. Mais parce qu’il sait que le Box2box, sport bar de la vieille ville prisé les soirs de grands matchs, le sera par la force des choses en cette fin d’après-midi qui verra Lens croiser le fer avec Troyes pour une place de barragiste. Dans la vie, Bouabid ne s’appelle pas vraiment Bouabid. Ingénieur informaticien de son état, ce père de famille de 32 ans tweete sans filtre depuis quelques années sous ce pseudo, Bouabid Bedaine, en référence à Bouabid Bouden, espoir – déchu – du RCL du début des années 2000.
Bouabid n’est pas non plus originaire de la capitale des Flandres. Maubeugeois de souche, Lensois de cœur, mais résident lillois – études et boulot obligent –, son parcours est celui de bon nombre de provinciaux du Nord. À défaut de faire partie des 3000 et quelques zozos qui ont investi la tribune visiteurs du stade de l’Aube, cette petite communauté s’est donc donné rendez-vous à 18h dans le Vieux-Lille pour établir son propre parcage.
Capos et kop improvisés
Rue de la Clef, place des Patiniers, place du Lion d’Or, rue Saint-Jacques, Box2box. Blindé. Malgré l’avance – il est 17h15 – et un itinéraire bien rodé, il n’y a déjà plus de places assises. Qu’importe : c’est de la partie supérieure du bar que Bouabid et ses potes vivront le match, debout. Comme en Marek, tribune accueillant le kop à Bollaert-Delelis où les sièges, puisqu’ils ne servaient que de perchoirs, ont été enlevés en début de saison. C’est de là, près du zinc, que part une « Lensoise » à l’entrée des 22 acteurs sur le terrain, trop timidement reprise au goût des lanceurs de chants du jour qui entonnent un « Tout le bar avec nous » . D’un coup de tête qui désarticule autant Mamadou Samassa que les téléspectateurs du B2B, Yannick Gomis achève vite de convaincre l’assistance. Habitué de la Marek, Gaëtan joue les speakers et scande cinq fois le nom de l’attaquant. Avant de regretter le repositionnement sur le côté droit, en début d’année, de celui qui vient de planter son 17e but sous le maillot du Racing cette saison : « Quel message tu envoies à un joueur qui est performant dans l’axe en le mettant sur un côté ? questionne-t-il. Surtout pour mettre Kyei devant… »
Malgré les « On pousse ! » balancés sur les écrans du stade de l’Aube pour tenter de l’ambiancer, mais qui ont pour unique mérite de faire ricaner le bar, l’ESTAC patauge en cette première période, contrariée par la défense à cinq lensoise et l’omniprésence de Jean-Ricner Bellegarde dans l’entrejeu. Les capos improvisés peuvent tranquillement dérouler le répertoire. À chaque interception ou renvoi de l’arrière-garde artésienne, le même rituel : des types qui bondissent, le poing rageur, sous l’œil mi-amusé, mi-incrédule d’un sosie non officiel de Jean-François Copé, polo rose sur les épaules, venu sans doute en prévision du match de Bordeaux dans la soirée. Dans la rue, les passants s’arrêtent, collent leur visage aux vitres du bar, observent le bordel et repartent, éberlués. Apparaît à l’écran Gervais Martel, l’ancien président du Racing. Quelques railleries fusent. Mais rien de comparable avec la pluie d’insultes qui s’abat sur Jérôme Brisard peu après la 40e minute de jeu. Sur un duel entre Arial Mendy et Bryan Mbeumo, l’arbitre désigne le point de penalty, exclut Jean-Louis Leca et interrompt du même coup la reprise version lensoise des Lacs du Connemara. De son pied gauche, Bryan Pelé allume la clim’ dans le bar qui en avait bien besoin. Mi-temps, un partout. Accoudé à une table, Bouabid se passe lentement les mains sur le visage avant de lâcher, dépité : « On se nique tout seuls. »
De Pierre Bachelet à Cap’tain Siko
Objet de chants à faire bégayer Roxana Maracineanu, l’homme en noir peut au moins compter sur le soutien de la corporation. Au bar, Rémi, arbitre amateur et capo d’un jour, valide sa décision : « Le penalty se siffle. L’épaule est dans le dos, et le ballon n’est pas à distance de jeu. Mais Leca doit fermer sa putain de gueule. L’année prochaine, ce sera la même chose avec Cahuzac. » Avant d’accueillir Cahu pour les deux prochaines saisons, Lens a une deuxième période à jouer et celle-ci débute évidemment avec du Pierre Bachelet. Écharpes dehors, la clientèle se lance dans une interprétation a cappella des Corons. Cette belle poésie laisse vite place à l’animosité, quand un Troyen découpe Jean-Kevin Duverne. Au premier rang, un client jaillit de sa chaise et colle son front contre l’écran comme pour intimider le fautif. D’un ciseau, Ambrose croit redonner l’avantage aux Sang et Or. On joue la 55e minute, et le bar est debout. Il ne se rassoira pas. Pauvre en occasions, mais rythmée, la deuxième mi-temps voit le Box2box virer à la fournaise. Sur une tête en retrait, Samassa se troue. Explosion de joie, digne des buts les plus décisifs. Les chants s’enchaînent mécaniquement dans une ambiance mêlant rage, détermination, fierté et délire collectif.
Sur la pelouse, Guillaume Gillet gesticule au sol. La théâtralité du capitaine lensois fait son effet auprès de Jérôme Brisard, qui dégaine un deuxième jaune à l’encontre de Christopher Martins Pereira. 67e minute. Nouvelle explosion. Les deux équipes sont désormais à dix. « Et ça, ça change tout ! » claironne Bouabid, refait. Cette exclusion a pour effet de renforcer la foi du parcage de fortune. À la nervosité succède l’hilarité, comme si le sort du match en était déjà jeté. Des bouches jaillit une adaptation de I will survive, avant une salve de chants anti-lillois. 88e : au duel avec Kevin Fortuné, Steven Fortes se retrouve derrière les panneaux publicitaires, la main ensanglantée. Plus de peur que de mal pour le roc, qui a droit à un « C’est notre meilleur joueur, Steven Fortes… » en guise d’encouragements. On nage en plein délire. Ce que confirment les « Tony go » et « Cap’tain Siko » , odes à Tony Vairelles et Éric Sikora accompagnant les trois coups de sifflets finaux. L’issue de ce play-off 2 est encore incertaine. Mais à les entendre chanter « On est chez nous » dans la rue Saint-Jacques, il semblerait que les expatriés lensois aient déjà gagné.
La fureur de vivre
beINSports n’ayant rien trouvé de mieux à faire qu’interrompre la diffusion de la partie pour teaser son multiplex Ligue 1 du soir, la prolongation débute à la 96e minute pour tout ce petit monde. Tout un symbole : c’est à cette même minute qu’Emmanuel Bourgaud avait envoyé Amiens dans l’élite aux dépens de Lens lors de la dernière journée de L2, il y a deux ans. Traumatisant, ce souvenir est bien loin quand, à la 108e minute, Simon Banza coupe un centre de Mendy et transperce la cage troyenne. Mouvement de foule, pintes renversées et verres cassés : le Box2box chavire. Les tee-shirts tombent, les bières descendent et les chants redoublent d’intensité dans l’attente de la libération. Rideau. En chenille, le bar se vide.
La quatrième mi-temps aura lieu dans la rue où la grosse centaine de supporters barre l’accès, filtrant les passages des voitures façon Gilets jaunes dans une ambiance sonore mêlant chants, concert de klaxons et clapping. Automobilistes, VTC, cyclistes, scooters, livreurs de repas, pompiers ou mères avec leurs poussettes : chacun a droit à sa haie d’honneur. En Ligue 1, la dernière journée a débuté. « On joue contre qui ? » , interroge un type reprenant peu à peu ses esprits. Dans une grosse heure, le verdict tombera : ce sera le Dijon d’Antoine Kombouaré, l’homme qui a fait remonter le club en 2014. Car dans tout ça, le RC Lens ne reverra peut-être pas la Ligue 1 dès cette année. Mais le RC Lens est toujours en vie, le RC Lens est heureux et ses fidèles ont bien l’intention de le faire savoir. Y compris et surtout en terre ennemie, à Lille. Et tant pis pour le voisinage.
Simon Butel, à Lille