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L’enfer de Gerd Müller

Par Sophie Serbini
L’enfer de Gerd Müller

Malgré les buts par centaines et les trophées à faire craquer les armoires, la vie n'a pas fait de cadeaux à Gerd Müller. L'alcool, la dépression et la maladie, « Der Bomber » aura tout connu depuis qu'il a quitté les terrains en 1981. Homme timide et réservé, le meilleur attaquant allemand de l'histoire fut sans doute un des premiers footballeurs à ne pas avoir supporté l'attention qu'on lui portait. Être une idole, il n'était pas bâti pour cela.

« Depuis un bon moment, M. Gerd Müller est malheureusement très malade. Il souffre de la maladie d’Alzheimer. Depuis février 2015, Gerd Müller est suivi par des professionnels et est accompagné dans ces moments difficiles par sa famille. Par conséquent, sa femme souhaite qu’aucune festivité et qu’aucun événement public ne soient mis en place pour ses 70 ans. Le Bayern continuera d’aider Gerd Müller et sa famille comme il l’a toujours fait. » C’est avec ces mots que le Bayern Munich a révélé le 6 octobre dernier que son attaquant-star ne serait pas en mesure de fêter ses 70 ans. Dans ce communiqué de presse, sobrement intitulé « Gerd Müller wird 70 » , le Bayern révèle ce que beaucoup suspectaient déjà depuis son départ à la retraite en catimini à l’automne dernier : la santé de Gerd Müller ne cesse de se détériorer. Hospitalisé depuis février et prisonnier d’une maladie qui l’empêche de reconnaître ses plus fidèles amis, le plus grand attaquant allemand de l’histoire n’apparaîtra sans doute jamais plus en public. Une triste fin de vie pour celui qui aura longtemps lutté contre ses démons et pour qui la vie en dehors des terrains de foot n’a jamais semblé facile.

Discrétion et superstition

Très jeune, Gerd Müller est déjà très réservé. Il sort peu, sauf pour jouer au foot dans les ruines de l’Allemagne d’après-guerre, et grandit dans un village à l’ouest de la Bavière actuelle. Lorsqu’il est repéré à l’âge de 19 ans, deux choix s’offrent à lui : Munich 1860 ou le FC Bayern Munich. À l’époque, c’est 1860 qui marche sur la ville, le Bayern est le « petit » . C’est pour cela que Müller décide de rejoindre ce dernier en 1964. Dans son autobiographie de 1973, Müller révèle qu’il avait « peur de ne pas s’imposer au milieu des stars de 1860 » . Il ne se trouvait pas assez bon. Au Bayern, il peut évoluer sans que les regards soient tournés vers sa personne. Lui le discret, le bosseur, peut s’appuyer sur Franz Beckenbauer et Sepp Maier. Avec ces deux-là, il fera du Bayern des années 70 le meilleur club d’Allemagne. En l’espace de dix ans, la Bundesliga se trouve un patron qui deviendra plus tard un Rekordmeister. Mais lorsqu’il devient une star en même temps que ses coéquipiers de longue date, il continue de se cacher. Sur les plateaux télé, dans le bus, en conférence de presse, il se place toujours derrière le « Kaiser » . Dans l’ombre. Toujours. Superstitieux à l’extrême, il est particulièrement nerveux lorsqu’il s’agit de prendre l’avion. À chaque fois qu’il revient d’un voyage sain et sauf, il donne 100 marks à l’église catholique allemande. Bourré de tics, il parle peu en public. Et lorsque ses copains vont faire la fête après les matchs, il reste dans sa chambre. Il ne veut pas être une star, sauf sur le terrain. Une fois qu’il foule le gazon, son amour du foot et surtout du but le transforme en fou furieux. À l’opposé de ce qu’il est dans sa vie privée, il exprime sur le terrain toutes ses émotions et célèbre ses buts comme un dingue en faisant même parfois le tour du stade. Le football agit sur lui comme une drogue et le change du tout ou tout. Alors lorsque tout s’arrête au début des années 80, la descente est aussi raide que la montée fut belle.

Drinkin’ in America

Lorsqu’il prend sa retraite en 1981, Gerd Müller semble déjà pas mal abîmé par la vie. Les États-Unis l’ont marqué et pas vraiment en bien. Exhibé comme une bête de foire, il n’arrive pas vraiment à faire le show comme Beckenbauer, Pelé ou Cruyff le font. Il se sent mal à l’aise. Les Allemands en vacances aux États-Unis se pressent pour le voir jouer, mais l’envie n’y est plus. Il ouvre un restaurant en Floride. Mais celui-ci n’est fréquenté que par les Allemands de passage. Lorsque l’aventure américaine se termine, Müller décide de retourner en Allemagne avec ses dettes, mais aussi une nouvelle addiction à l’alcool. Sans le football, il n’est rien. À partir de là, c’est la descente aux enfers. Sa femme, avec qui il s’est aujourd’hui réconcilié, le quitte. Il boit beaucoup. Seul ou dans les bars. Il ne fait pas la fête avec ses anciens coéquipiers et ne sort pas avec des mannequins ou des animatrices télé. Il a l’alcool mélancolique. C’est à ce moment-là que ses proches comprennent qu’il souffre en réalité de dépression. Mais le problème, c’est que la dépression n’est, à ce moment-là, pas vraiment reconnue comme une maladie. C’est une passade. Les traitements n’existent pas ou peu. De plus, un mythe tenace de l’époque veut que les hommes n’en sont pas victimes. D’année en année, son état empire, si bien qu’à la fin des années 80, le recordman de buts en sélection tombe même dans le coma pendant quelques jours. C’est alors que ses anciens coéquipiers volent à son secours. Beckenbauer, Hoeness, Maier et les autres lui promettent une place au sein du Bayern à vie à condition qu’il se reprenne. Müller accepte et part en cure de désintoxication. À son retour, ses copains tiennent leur parole et lui offre un poste d’entraîneur. On lui promet aussi qu’il n’aura pas à parler ou à communiquer sur le sujet. Il sera protégé parce que ses amis l’aiment, mais aussi et surtout parce que sans lui, le Bayern Munich n’aurait pas quatre étoiles à son maillot. « Sans ses buts, il n’y aurait pas de Bayern Munich. Ce que le club est aujourd’hui, ce centre d’entraînement que nous avons, nous le lui devons. Sans lui, le Bayern serait toujours une cabane de bois » , aime rappeler Franz Beckenbauer à ceux qui auraient perdu la mémoire et qui pourraient juger trop sévèrement les actions de son ancien coéquipier.

À l’ombre du Bayern

À partir de 1992, la vie reprend son long fleuve tranquille pour le Bavarois. Il obtient son diplôme d’entraîneur et assiste les coachs de jeunes et de l’équipe B. Il voit passer sous ses ordres Bastian Schweinsteiger, Thomas Müller, David Alaba et bien d’autres. Il travaille beaucoup, mais se cache toujours autant. Ses apparitions en public se raréfient. Il se déplace de temps à autre pour des remises de prix, mais pour les hommages dédiés au Bayern des 70s, ce sont plus souvent Franz Beckenbauer et Uli Hoeness qui font le taff. Entre 2010 et 2014, il accepte tout de même de tourner dans des publicités pour les yaourts Müller avec à ses côtés un certain Thomas… Müller. Mais son apparence a changé. Sa chevelure noir de jais a laissé place à la grisaille ; un bouc proprement taillé est venu se poser sur son visage abîmé. L’une de ses dernières déclarations date de 2012. Lorsque le quotidien Bild lui demande son avis sur Lionel Messi et son record de buts marqués sur une année civile, l’attaquant allemand n’a que des mots doux : « Tous les records sont faits pour être battus, et je ne lui reprocherai jamais de l’avoir fait. Non seulement c’est un footballeur fantastique, mais c’est une personne humble et réservée. En cela, je me reconnais en lui. Je suis heureux que ce soit lui qui me dépasse. » Et au moment où une nouvelle génération découvre émerveillée ce qu’était « Der Bomber » au gré des articles sur Lionel Messi, Gerd Müller commence lui à vaciller à nouveau. Cette fois-ci, il ne sera pas question d’alcool et de dépression, mais de pertes de mémoire soudaines. Alors que le monde du football qui l’a si souvent oublié se met à se souvenir de lui et à chanter ses louanges, lui commence à oublier ce qu’il a été. En 2011, quelques signes laissaient déjà présager le pire. Lors d’un stage de pré-saison en Italie avec la réserve du Bayern, Müller est retrouvé errant dans le centre de Trente, 13 heures après sa disparition. Si à l’époque la presse à scandale mise sur un repas trop arrosé, elle dévoilera plus tard que le champion du monde 74 s’était juste perdu et qu’il pensait être à Munich depuis le début du stage.

L’onde de choc

Comme Franz Beckenbauer, dont le fils est décédé un mois seulement avant ses 70 ans, Gerd Müller ne pourra pas vraiment profiter de son anniversaire. 2015 n’a pas fait de cadeaux à la génération 1945. Aujourd’hui, Gerd Müller ne reconnaît plus grand monde. Il vit dans un centre de repos et ne peut plus rentrer chez lui le soir, son état ne cessant d’empirer de jour en jour. Mais ses anciens acolytes du Bayern et de la Nationalmannschaft sont toujours là. Si certains d’entre eux jouissent d’une réputation de « durs » , la maladie de celui à qui ils doivent presque tout les a ébranlés au plus profond. « Malgré tous ses succès, Gerd a toujours été un homme modeste et n’a jamais changé. C’était un joueur merveilleux, mais surtout un ami. Au sein du Bayern et dans ma vie, Gerd Müller aura toujours un place à part » , confesse Karl-Heinz Rummenigge lors de la révélation sur sa maladie en octobre dernier. « La maladie est d’autant plus tragique qu’elle frappe cet être humain fabuleux » , a quant à lui déclaré Jupp Heynckes. Dans un pays où la force de caractère et la droiture sont vues comme les qualités les plus importantes pour un homme, c’est finalement un petit mec plein d’humanité et criblé de défauts qui est devenu une icône. Cette fin de vie en forme de prison, l’Allemagne ne s’en remet pas. Que son artificier le plus célèbre ne puisse pas de se rappeler du bonheur qu’il a procuré à tout un peuple ressemble à une mauvaise punition. Depuis l’annonce, il ne se passe pas un jour sans un hommage de joueurs ou d’anonymes à Gerd Müller. Tous s’accordent à dire qu’il était le plus grand des attaquants, mais aussi un type en or. Un type qui ne voulait rien d’autre que jouer au football.

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