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« L’Eldorado européen n’existe pas »

Propos recueillis par Christophe Gleizes, à Abidjan
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Chaque année, des milliers de footballeurs africains tentent de percer en Europe, par tous les moyens. Mais pour un qui réussit, nombreux sont ceux qui échouent… Installés autour d'un bon jus d'orange pressée ivoirien, Nicolas Franchomme, François Dumont, Guillaume Gilles et Jonas Gretry, membres de la fondation Samilia, nous expliquent cette dangereuse fascination des footballeurs africains pour le continent européen, et les déboires qui l'accompagnent.

C’est quoi au juste la fondation Samilia ?C’est une fondation d’utilité publique née en Belgique qui lutte contre la traite des êtres humains. À l’origine, c’était plutôt la prostitution qui était concernée, mais très vite nous nous sommes intéressés au football, et Aloys Nong, l’attaquant de Levante, est devenu notre parrain. Après avoir observé les problèmes liés à de nombreux footballeurs africains en Belgique, nous avons décidé de partir en campagne de sensibilisation dans toute l’Afrique de l’Ouest. L’objectif, ce n’est pas de briser les rêves ou les vocations. On ne veut pas empêcher les jeunes de partir, l’Eldorado européen existera pour certains, il y a des joueurs qui réussissent. Le but, seulement, c’est de montrer le revers de la médaille et la galère de tous ceux qui échouent, l’immense majorité dont on ne parle jamais dans les médias. Il s’agit d’arriver à leur faire comprendre une certaine réalité, en leur expliquant qu’un départ se prépare, que l’idée de l’Eldorado européen tels qu’ils le perçoivent n’existe pas, et qu’il y a des difficultés récurrentes auxquelles il leur faudra faire face.

Concrètement, qu’est-ce que vous faites à Abidjan ?Avec l’accord de la Fédération ivoirienne, on passe dans tous les centres de formation de la ville, afin de sensibiliser et de prévenir un maximum de jeunes de 17 à 20 ans susceptibles de faire des essais et de partir en Europe prochainement. On visite en moyenne deux centres par jour. D’abord on se présente, on explique un peu ce qu’on vient faire là, puis après on diffuse un documentaire réalisé par Nicolas qui s’appelle Eldoragoal Drogba, qui montre les réalités du football en Côte d’Ivoire, mais aussi en Belgique, pour bien montrer les deux facettes du phénomène. L’intérêt pour les jeunes aspirants, c’est bien sûr la partie en Europe : une fois qu’ils ont vu le difficile destin de leurs camarades africains, ça les interpelle forcément. On en profite pour débattre avec eux.

À quoi ressemblent les débats ? La plupart d’entre eux posent des questions très pertinentes. Il y a beaucoup d’interrogations qui reviennent : « Comment reconnaître un véritable agent d’un arnaqueur ? » , « Comment obtenir une famille d’accueil ? » , « Est-ce que je peux rester en Belgique si mon contrat prend fin ? » On essaie d’y répondre de notre mieux.

Comment prennent-ils ces révélations difficiles à entendre ?Très honnêtement, ça dépend des jours, chaque groupe est différent. Généralement, les réactions sont positives, on nous remercie d’être venus, ils comprennent assez vite qu’on n’est pas là pour les empêcher de partir. Quant à savoir si on les touche vraiment, en revanche, c’est très difficile à évaluer. Je pense qu’ils entendent le message, mais je ne sais pas s’ils le perçoivent comme on le voudrait. À chaque fin de présentation, on se demande s’ils réalisent la vérité ou si leurs rêves sont tellement forts que ça ne les touche pas. Il faut bien comprendre que depuis tout petit, ils s’imaginent jouer pour le Barça. Nous, on arrive à effriter un peu le mythe, on discute quand même pendant plus d’une heure et demie, mais on ne fait qu’un premier pas… Disons que si on arrive à en toucher deux sur les vingt-cinq qu’on voit, c’est déjà satisfaisant.

Comment expliquer cette fascination extrême pour les championnat européens ?Tous les jeunes ici ont en tête l’épopée des joueurs issus de l’ASEC Mimosas avec Beveren, qui ont tous réussi par la suite (grâce à un partenariat avec le centre de formation ivoirien, Beveren a aligné en 2003 une équipe composée de 10 joueurs ivoiriens, dont Yaya Touré). Maintenant, ils se disent que si eux l’ont fait – sortir d’un centre de formation local et trouver un club directement en Europe – ils vont pouvoir le faire aussi. C’est ce qui rend difficile notre message. Quand on demande dans les centres de formation qui veut partir en Europe, ils lèvent tous la main. Il n’y a même plus d’étape intermédiaire. Ils sont tous fixés sur Yaya Touré, ils précipitent leur départ et espèrent jouer directement en D1 ou D2, mais ils se retrouvent très souvent livrés à eux-mêmes dans un environnement hostile.

Le fait est que le championnat local n’offre pas beaucoup d’opportunités…Effectivement, rien ne fait rêver d’un point de vue footballistique ici. Tous les moyens sont bons pour pouvoir partir, les joueurs se disent qu’il n’y a rien à perdre de toute façon. Et certains sont prêts à tout. Il y a quelques jours un entraîneur nous expliquait qu’il avait formé un gamin jusqu’à l’âge de 14/15 ans, avant que ce dernier ne fasse une Coupe d’Afrique des nations où il a marqué les esprits. Il se trouve que le joueur avait un grand frère qui évoluait déjà en Italie. Pour le faire venir à son tour, ils ont modifié son âge en collaboration avec la Fédération et ont rajeuni le garçon de telle façon que son frère devienne son père, et ses parents ses grands-parents. Il a ensuite pu rallier l’Italie grâce au regroupement familial. Depuis, il a incorporé un centre de formation, puis un club de Serie A connu en Italie.

Vous avez d’autres anecdotes comme ça ?On a beaucoup d’histoires de joueurs qui sont partis au Maroc ou en Tunisie dans l’espoir de rejoindre l’Europe et qui se sont fait arnaquer complètement. On leur fait croire que c’est une porte ouverte vers l’Europe, un tremplin où pullulent les recruteurs européens. On les place en stand-by et, en attendant, on les exploite. Un jeune homme nous a expliqué qu’il a joué six mois là-bas sans être payé ; mais certains restent trois ans sans salaire. Lui, il a arrêté au bout de six mois, il en avait marre, donc il est rentré en Côte d’Ivoire. De manière générale, il y a trois voies principalement admises. La première, c’est le voyage clandestin, mais très peu arrivent au bout du périple. La seconde, c’est quand le joueur part en Europe avec un agent verreux ; il arrive sur place pour ne trouver ni contrat ni rien du tout. Enfin, il arrive que le joueur parte avec un agent honnête, dans ce cas, il obtient un essai. S’il réussit, tant mieux. S’il échoue, soit il rentre au pays, soit il fuit son agent et reste sur place, ce qui arrive très souvent.

C’est-à-dire ?Le joueur quitte parfois l’agent de son plein gré pour ne pas rentrer au pays. Quand il ne perce pas et se retrouve clandestin, le joueur est mal dans sa peau, il ne peut pas se soigner, ne gagne pas d’argent, vit de solidarité. Ce sentiment d’échec est ressenti comme une honte qui l’empêche de rentrer chez lui, il préfère faire silence radio et se débrouiller. Il faut comprendre qu’il porte tous les espoirs d’une famille qui n’a pas d’argent et qui s’est saignée pour payer l’indemnité réclamée par l’agent, qui peut varier entre 2 000 et 10 000 euros. Quand on discute avec la Fédération ou le ministère, ils nous disent que c’est vraiment aux familles qu’il faut aller parler, car elles mettent énormément d’espoir, de responsabilité et de pression dans le devenir du garçon. Leur rôles dans le départ est prépondérant, motivés par des croyances d’enrichissement rapide. Le petit n’a pas le droit d’échouer. S’il retourne chez lui, tout le monde va leur demander « Et mon argent ? Et mon argent ? » , et l’argent n’arrivera pas car il s’est fait avoir par quelqu’un. Les conséquences sociales sont dramatiques.

Quelles sont les destinations privilégiées ?La Belgique est une plaque tournante pour l’arrivée, mais les championnats français ou espagnols sont encore plus touchés, car il sont plus attrayants. Les joueurs qui passent par la Belgique ne restent que pour trouver des papiers, mais après ils essaient de percer dans les grands championnats. Mais c’est l’Europe entière qui est concernée, et notamment les pays de l’Est via des réseaux criminels. C’est la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie, avec des mafias organisées qui recrutent des joueurs en masse pour le blanchiment d’argent. Prenons le cas d’un agent non agréé qui travaille dans le cadre d’une organisation criminelle. L’organisation tire 50 000 euros de la vente de drogue… Ces 50 000 euros-là, il faut les blanchir pour pouvoir les réutiliser. On va les donner à un intermédiaire qui va utiliser 2000 euros pour chacun des 25 joueurs qu’il amène en Europe. S’il y en a un qui réussit, un seul sur les 25, l’agent prend une commission de 60 000 euros à la signature et a même le droit à une petite marge perso de 10 000 euros.

C’est un véritable trafic sportif et financier…Les dérives sont claires. Dans le système spéculatif mondial actuel, les joueurs africains font figure de proies faciles, ils sont devenus de véritables marchandises. Tout le monde est complice. On est dans un milieu qui brasse énormément d’argent et qui ferme les yeux très facilement.

Comment se passe généralement l’arrivée en Europe ?Si on enlève la filière idéale d’un recrutement en bonne et due forme, c’est le système D. En Belgique, il y a une loi qui protège les joueurs extra-communautaires, qui doivent être rémunérés 78 000 euros par an au minimum. Mais c’est une règle à double tranchant : les clubs belges n’ont pas 78 000 euros à mettre sur un gars qui n’a jamais rien prouvé. Les migrants espèrent jouer en D1, mais ils n’ont pas d’expérience donc ils se retrouvent dans des clubs de divisions inférieures où ils sont exploités. Il y a eu plusieurs cas avérés d’exploitation humaine : on va les faire nettoyer le vestiaire, balayer la buvette, les faire dormir à même le sol dans un local pourri. C’est un cercle vicieux, les joueurs se retrouvent coincés car ils sont clandestins, sans papiers et ne peuvent pas se plaindre aux autorités. Et leur seul désir, c’est de jouer pour se faire remarquer. En attendant d’être recrutés, ils se reposent donc sur la solidarité africaine. Par exemple, avant de partir, on a été dans l’appartement d’un joueur de foot de Jupiler League, qui hébergeait chez lui plusieurs joueurs africains sans papiers…


Et ils restent là, à attendre un avenir meilleur…On parle de migrations dans le football, mais de façon générale, la migration africaine est une réalité. Quand l’enfant arrive sur le sol européen, d’une certaine façon, il y a déjà une réussite dans le processus migratoire. Ils se disent que si ça ne marche pas dans le foot, de toute façon, ils trouveront bien autre chose à faire. Mais nous, ce qu’on explique aux jeunes, c’est que les mecs qu’on voit à la Roue (ndlr : un terrain de foot à Bruxelles fréquenté par les immigrés), c’est pas des mecs qui charbonnent en tant qu’électricien ou plombier, c’est des gars qui galèrent à 7-8 dans un appart, qui ont quelques sapes et qui se pavanent comme ça dans la rue… Ils n’ont pas les moyens de manger et de se loger décemment, et encore moins d’envoyer de l’argent. Et pourtant, tant qu’ils peuvent rester en Europe, ils vont le faire, contre vents et marées.

Que faut-il faire pour améliorer la situation à l’avenir ? Le problème, ce n’est pas vraiment les agents. Qu’ils soient verreux ou honnêtes, ils ne sont que des intermédiaires qui veulent leur part du gâteau. C’est comme dans d’autres milieux, la photographie, le mannequinat… C’est seulement une partie. Le vrai problème de fond, c’est que les jeunes veulent partir à tout prix. Sans les agents, ils partiraient de toute façon tous clandestinement. La seule solution à long terme, c’est que la plupart des joueurs puissent débuter dans le championnat ivoirien, faire leurs armes en division 1 ou 2, avoir un salaire qui leur permette de survenir à leurs besoins primaires et après, sur base de leurs prestations, que des agents agréés viennent les démarcher et qu’ils puissent recevoir ces 78 000 euros quand ils vont en Belgique. Cela prendra des années, mais le défi, c’est de revaloriser le championnat local pour inciter les jeunes à faire leurs preuves ici plutôt que d’aller directement en Europe, par tous les moyens, au mépris de tous les dangers.

Pour en savoir plus, n’hésitez pas à vous plonger dans le SO FOOT #125, où vous attend une belle enquête sur le trafic d’âge en Afrique.

Rachid Mekhloufi... pour les jeunes

Propos recueillis par Christophe Gleizes, à Abidjan

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