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Le football serait-il affecté par une arrivée du RN au pouvoir ?
Si l’équipe de France termine troisième du groupe D à l’Euro 2024, son huitième de finale coïncidera avec le premier tour des élections législatives anticipées. Alors que le Rassemblement national se positionne comme favori, des spécialistes décryptent ce qu’un tel vote changerait dans le monde du foot.
Casting :
Jean-Michel De Waele : professeur de sciences politiques.
Paul Dietschy : historien.
Nicolas Hourcade : sociologue et spécialiste des supporters.
Virginie Martin : politologue.
Que représente le sport pour l’extrême droite ?
De Waele : Pendant longtemps, l’extrême droite a mis en avant la virilité du corps. Sous le fascisme et le nazisme, l’athlète masculin était mis en avant, incarnant le stéréotype du bon « homme blanc », qui représentait la force physique. Pourtant, les grands leaders d’extrême droite, Mussolini, Franco, Hitler, n’étaient pas fans de football.
Dietschy : L’extrême droite est davantage tournée vers les sports olympiques, comme l’athlétisme et les sports de combat, et surtout vers l’amateurisme. Sous Vichy, le football était suspect à cause du professionnalisme et de l’élitisme, qui sont considérés comme immoraux.
De Waele : Aujourd’hui, le football s’est mondialisé. On voit bien que le patriotisme et le nationalisme français sont mis à mal par des champions français qui ne correspondent plus à l’image du bon Français blanc issu des bonnes vieilles traditions françaises. Là est le paradoxe : le football moderne renvoie à la gueule de l’extrême droite un visage du monde qu’elle déteste.
Quel est le lien entre le Rassemblement national et l’équipe de France ?
Hourcade : Dans les années 1990, le FN avait posé le débat sur la composition trop colorée de l’équipe de France. (Lors de l’Euro 1996, Jean-Marie Le Pen avait notamment jugé « artificiel que l’on fasse venir des joueurs de l’étranger en les baptisant équipe de France ».)
Dietschy : Jean-Marie Le Pen se mettait en porte-à-faux par rapport à l’opinion publique, par provocation, mais ce n’est plus possible aujourd’hui, car le parti a la volonté de gouverner. Je pense aussi que Marine Le Pen et Jordan Bardella ont conscience que la société française s’est métissée et qu’ils ne peuvent pas avoir le même discours. Désormais, le RN se sert de l’équipe de France par le biais du patriotisme, voire du nationalisme.
Hourcade : Il y a eu un coup de pouce d’Éric Zemmour qui a rendu l’image du RN moins radicale, en prenant le créneau de Jean-Marie Le Pen. Si l’équipe de France gagne l’Euro et que le RN est au pouvoir, je vois plutôt ce parti avoir des prises de parole consensuelles pour ne pas être clivant dès le départ.
Martin : Si Marine Le Pen arrive au pouvoir, elle jouera le jeu de tous les dirigeants de grandes nations du football en s’affichant avec l’équipe nationale. Mais est-ce que les joueurs joueront le jeu, ça, c’est une autre question. Il est évident que ça donnerait une image différente de l’équipe de France et de la France en général.
De Waele : Je suis impatient de voir comment les joueurs de l’équipe de France vont réagir. Le football professionnel français perdrait tout son honneur en se taisant sur l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite. Que des gamins de banlieues se taisent sur ça, ça me paraîtrait très déshonorant. (L’entretien a été réalisé le jeudi 13 juin, avant la prise de parole de certains joueurs.) Il faudra aussi regarder la réaction des équipes adverses, car il y a beaucoup de pays où on admire Marine Le Pen, où on parle d’une « équipe africaine » pour qualifier les Bleus.
En Italie, le gouvernement d’extrême droite a mis fin aux avantages fiscaux des joueurs étrangers. Est-ce que de telles mesures peuvent être prises en France ?
Dietschy : Les situations françaises et italiennes sont différentes. Je ne pense pas qu’il y aurait le même impact, notamment avec le PSG qui appartient au Qatar, qui n’est pas non plus une grande démocratie. Les autoritarismes s’entendent entre eux, et je pense que l’émirat est suffisamment habile pour s’accorder avec le nouveau pouvoir.
De Waele : C’est une possibilité parce que le vivier de joueurs nationaux est tellement important en France qu’une telle mesure ne toucherait qu’une catégorie très précise de joueurs et pourrait se faire accepter par les supporters. Et puis la fin des avantages fiscaux est une décision qui peut aussi plaire à la gauche.
Dietschy : Je pense que Jordan Bardella a d’autres cibles que les clubs, et même si c’est le cas, il devra trouver d’autres investisseurs, à moins que Vincent Bolloré se présente… Ce qui compte surtout pour le gouvernement, c’est que le système de formation continue à bien se porter, ce qui dépend souvent des municipalités.
À quel niveau les joueurs peuvent-ils être affectés par une élection du RN ?
Hourcade : Le sport français est dans une optique d’application plutôt intransigeante de la laïcité par rapport à d’autres pays, donc je pense que le RN renforcerait ça en ne laissant pas les particularismes religieux s’exprimer. Je le vois mal assouplir les positions actuelles des autorités du football français sur le refus du port du voile ou des pauses pendant le ramadan. Je suppose qu’il développerait plutôt les politiques actuelles de la FFF.
Dietschy : En Italie, il y a eu des manifestations contre les joueuses de volley de l’équipe nationale, des propos racistes contre des athlètes noirs, ce qui n’existe pratiquement pas en France. Si on vient à une équipe de France avec des « Français de souche », comme ils disent, les résultats ne seront plus les mêmes, et un gouvernement d’extrême droite n’a pas forcément d’intérêt à ça.
Martin : Si le RN arrive à Matignon, je ne crois pas qu’il défavoriserait les joueurs étrangers. La France n’est pas l’Italie, le contexte est différent et il y a encore ce souvenir, certes un peu vieux maintenant, de la France black blanc beur. Je vois mal le RN s’imposer totalement contre cette vision.
Hourcade : Pour le football féminin, il faut savoir que la coalition d’extrême droite qui tente de se former actuellement est partagée sur la question plus générale du droit des femmes. Une partie se pose comme quasiment féministe et laïque, contre l’islam radical qui serait hostile aux femmes et à la République, alors qu’une autre, représentée par Éric Zemmour, défend une vision très traditionnelle de la société et du rôle de la femme dans celle-ci. Quoi qu’il en soit, les votes du RN ces dernières années, au parlement français comme européen, montrent que ce parti ne défend pas vraiment les droits des femmes.
Les supporters évoquent souvent une répression autour de leur encadrement, est-ce que ça serait encore pire avec un ministre de l’Intérieur d’extrême droite ?
Nicolas Hourcade : Un éventuel changement de politique sur les supporters est très difficile à prédire parce que ce n’est pas un sujet sur lequel le FN, puis le RN ont beaucoup travaillé ces dernières années.
Paul Dietschy : Ils ne pourront pas aller en arrière, c’est certain. Le thème de la sécurité est au cœur du discours de l’extrême droite depuis toujours, et c’est particulièrement mis en avant par le RN ces dernières années, donc on peut s’attendre à un durcissement de ces règles.
De Waele : Ce serait effectivement une mauvaise nouvelle pour les déplacements, je pense que le RN n’hésitera pas à utiliser la méthode forte. Déjà qu’il y a très peu d’écoute entre les autorités et les groupes de supporters, avec le RN celle-ci pourrait totalement disparaître. Je les vois bien tenter de rendre les stades les plus aseptisés possibles, quitte à utiliser la répression.
Hourcade : Aujourd’hui, la lutte contre le hooliganisme passe assez peu par des sanctions individuelles, mais plutôt par des mesures collectives. Est-ce que le RN resterait dans cette lignée ? Je n’imagine pas un renforcement des sanctions individuelles parce que je pense que les supporters violents ne font pas partie de la délinquance ciblée en premier lieu par le RN.
Ça peut aussi libérer la parole de certains groupes ultras proches de ces considérations politiques.
Hourcade : Les groupes ultras se veulent fédérateurs, donc ils affichent une ligne soit antiraciste, soit apolitique parce qu’il y a effectivement de tout ou parce qu’ils ne veulent pas rendre trop visible la minorité d’extrême droite bien présente. Même à Lyon, Nice ou Lille, ça ne représente jamais l’ensemble du groupe ultra. C’est possible que ces minorités se montrent plus si le RN arrive au pouvoir, notamment avec une utilisation encore accrue du drapeau français, oscillant entre patriotisme et nationalisme.
Dietschy : Les électeurs amateurs de foot sont pris dans une sorte de schizophrénie. Le danger est une libération de la parole dans les tribunes. Les électeurs du RN sont nombreux, mais c’est difficile de les trouver parce qu’ils ne s’affichent pas encore. Alors que si le gouvernement est d’extrême droite, les sympathisants peuvent se révéler par des actes violents.
Hourcade : Les inquiétudes vont au-delà des stades. Est-ce que l’arrivée du RN au pouvoir renforcerait les actions violentes de l’extrême droite dans les villes ? Ces violences se sont déjà renforcées ces dernières années, donc on peut penser que certains groupes radicaux se sentiraient encore plus libres d’agir. Mais le RN symbolise la loi et l’ordre, donc il n’a pas intérêt à tolérer qu’il y ait du désordre dans les rues et dans les stades.
Par Enzo Leanni et Jules Reillat
Tous propos recueillis par EL et JR.