- Pologne
En 1993, le dimanche des miracles polonais
En 1993, le championnat polonais a accouché d’une dernière journée complètement folle, sur fond de scores fleuves et de soupçons de matchs truqués. Trente et un ans plus tard, le Legia Varsovie et le Lech Poznań revendiquent toujours le titre, et le sujet est toujours source de controverses en Pologne.
Le 20 juin 1993, alors que la France est secouée par l’affaire VA-OM au lendemain du triomphe européen des Phocéens, un pays plus à l’est a les yeux rivés sur sa dernière journée de championnat. Libérée du joug du communisme quatre ans plus tôt, la Pologne s’apprête à vivre un après-midi épique, trois équipes pouvant encore accaparer le titre de champion. Le Legia Varsovie et ŁKS Łódź sont au coude-à-coude en tête avec 47 points, tandis que le Lech Poznań suit juste derrière avec une unité de moins. En cas d’égalité, c’est à la différence de buts que se départageront les clubs, le Legia étant à ce petit jeu-là en tête devant Łódź avec trois buts d’avance, mais largement derrière Poznań. Il faudra donc marquer des buts, beaucoup de buts, pour s’assurer de soulever le trophée en fin de journée.
Les trois points semblent courus d’avance pour le Legia et le ŁKS : le premier se déplace au Wisła Cracovie, équipe de milieu de tableau n’ayant plus rien à jouer, tandis que le second accueille l’Olimpia Poznań́, d’ores et déjà relégué. Radio collée à l’oreille, les entraîneurs suivent à distance l’autre rencontre pour informer leurs joueurs du nombre de perles qu’il faut encore enfiler pour faire basculer le destin. Ainsi, en début de seconde période, le Legia inscrit quatre buts en un quart d’heure, tandis que le ŁKS pousse jusqu’au bout pour étriller l’Olimpia, 7-1. Pas suffisant toutefois : vainqueur 0-6 du Wisła, le Legia Varsovie maintient son avance et est sacré champion de Pologne. Un scénario tout bonnement incroyable, mais bien au sens premier du terme. Car très vite, les soupçons de corruption viennent embrumer les scènes de liesse.
« Toute la Pologne l’a vu ! »
Le lendemain, si une partie de la presse félicite le Legia pour son titre, d’autres médias dressent de ce « dimanche des miracles », tel qu’il sera surnommé, le portrait grotesque d’une double rencontre arrangée par le Legia et le ŁKS Łódź pour décrocher le titre. Avant même le coup de sifflet final, les supporters de Wisła, médusés par la prestation anormale de leurs joueurs, s’étaient déjà mis à dénoncer la supercherie depuis les tribunes, allant même jusqu’à frapper à la porte du vestiaire après la rencontre.
Dans les jours qui suivent, des réunions sont organisées en urgence par la Fédération polonaise (PZPN) pour colmater un scandale qui s’étale au-delà des pages sportives des journaux. Au cours d’une discussion houleuse, Ryszard Kulesza, le vice-président de la PZPN, s’insurge face à ceux qui refusent de voir dans ces rencontres les signes d’une farce : « Toute la Pologne l’a vu, et vous, Messieurs, vous êtes aveugles ! » Malgré l’absence de preuve matérielle, l’assemblée générale vote l’annulation des résultats des deux rencontres, évoquant comme motif un « manque d’esprit sportif ». Le Legia et le ŁKS sont alors amputés des deux points de la victoire de l’époque, et c’est le Lech Poznań, auteur d’un match nul lors de la dernière journée, qui est sacré champion à la différence de buts.
Cette journée noire du sport polonais, mise en lumière par une presse libérée du régime communiste, n’est en réalité que la première mise au pilori d’un football que tout le monde sait gangrené depuis des décennies par les rencontres arrangées. « La corruption dans le football polonais, que ça soit avant ou après la chute du communisme, n’était pas liée aux paris, explique Wojciech Woźniak, chercheur en sociologie du sport à l’université de Łódź. Gagner des matchs grâce à la corruption faisait partie intégrante du jeu. La plupart des clubs sont devenus des entités privées après 1989, mais leur modus operandi est resté le même pendant longtemps. Jusqu’aux années 2000, ce type de pratique n’était même pas défini comme un délit dans le Code civil. »
Piégé par une roue de secours
Un peu plus de 30 ans plus tard, ce dimanche des miracles est toujours source de discorde et de mystère, aucune preuve des pots-de-vin perçus par les joueurs de l’Olimpia et du Wisła n’ayant été trouvée. Le Legia Varsovie n’a jamais digéré le fait de s’être fait souffler le titre et a entamé des procédures judiciaires dans les années 2000 pour revenir sur la décision de la PZPN, sans succès. Le club de la capitale, qui affiche toujours le titre de 1993 sur son palmarès, entretient depuis cet événement une rivalité féroce avec le Lech Poznań.
Il faudra attendre encore bien des années pour voir les choses évoluer en Pologne. En 2003, les délits de corruption sportive sont enfin introduits dans le Code civil. Deux ans plus tard, le premier arbitre du pays est arrêté après une opération d’infiltration, et 100 000 złotys sont retrouvés planqués dans la roue de secours de la voiture d’un de ses confrères. Des enquêtes vont être menées dans les années qui suivent, menant à près de 500 condamnations. « 683 matchs ont été présumés truqués, détaille Wojciech Woźniak. Et on parle principalement de rencontres de première et deuxième divisions ! Chaque week-end, des matchs étaient arrangés. De nombreux joueurs, entraîneurs, arbitres et dirigeants de renom ont été condamnés. » Aujourd’hui, des cas de matchs truqués liés aux paris sportifs sont répertoriés comme ailleurs dans les divisions amateurs de Pologne. Mais dans l’ensemble, le football professionnel semble bel et bien avoir tourné cette page, bien refroidi par les innombrables scandales qu’a connus le pays. Le véritable miracle du football polonais, c’est finalement d’être parvenu à se laver de ses péchés.
Par François Linden
Propos recueillis par FL