- Euro 2016
- Gardiens de but
Le troisième œil
Ils s’appellent Ramazan Özcan, Owain Fon Williams ou encore Ögmundur Kristinsson, mais personne ne les connaît. Eux, ce sont les troisièmes gardiens. Et s’ils sont bien sûrs d’une chose, c’est qu’ils ne joueront pas. Mais ils restent pros quand même…
« Au départ, ma sélection n’était même pas acquise : on était quatre gardiens à l’entraînement en préparation, on avait d’ailleurs assez souffert parce que c’était très physique. Finalement, c’est Pascal Zuberbühler qui est resté à la maison. » Quand il reparle de sa sélection pour l’Euro 96, le Suisse Joël Corminbœuf se souvient de la plupart des détails qui ont entouré son arrivée dans le groupe mené alors par Artur Jorge. Et si d’autres gardiens sont de leur côté aussi certains d’être repris dans le groupe que de ne pas jouer une seule minute du tournoi – salut Ulrich Ramé – d’autres prennent leur sélection comme une surprise et une véritable aubaine. Ce fut le cas pour Sébastien Roth qui était en vacances quand le troisième gardien suisse s’est blessé peu avant l’Euro 2004. « Le soir où on a voulu me contacter, j’étais dans un restaurant à Genève, probablement le seul qui n’avait ni télé ni réseau téléphone, se souvient l’ancien portier du Servette FC. C’est quand je me suis rendu aux WC que j’ai vu une trentaine d’appels en absence et je ne sais combien de textos. La Fédération avait même fait passer un appel à la télévision pour que les gens qui me croisent m’annoncent la nouvelle. J’étais le seul qui n’était pas au courant… mais je mangeais un bon pavé de bœuf(rires)! »
« On est totalement dans le coup »
Une fois qu’il a rejoint ses compatriotes au stage, le troisième gardien participe à l’entraînement comme le ferait un jeunot qui reçoit sa première chance : en toute discrétion. Mais pour certains, c’est aussi une bonne occasion de se remettre en forme après quelques jours de relâche. « À mon époque, en plus, on n’hésitait pas à prendre une bière ou deux tous les jours, même pendant la saison de football, replace le Belge Frédéric Herpoel, troisième portier à l’Euro 2000. Mais c’est plutôt mentalement qu’il faut 3-4 jours pour se mettre dans le bain quand on a dix jours de repos derrière soi et qu’on arrive avec l’équipe nationale. » Pour Joël Corminbœuf, un élément supplémentaire va venir rehausser sa motivation en 96, puisque c’est le premier Euro qui permet aux 23 joueurs de s’asseoir sur le banc… « Tout le monde était concerné jusqu’au bout, et c’est plus intéressant que de se dire « Je suis troisième, je fais l’entraînement, puis je m’assieds en tribunes. » Là, on était totalement dans le coup. »
Des heures sup’
Mais que peut bien faire un gars qui a autant de chances de jouer que d’être reconnu par les spectateurs s’il entre en jeu ? Déjà, il y a la volonté de se montrer pour que les collègues comprennent que vous n’êtes pas là pour rien. Mais ça va bien sûr plus loin que ça… « À mon époque, Wilmots adorait tirer énormément de penaltys ou de coups francs à la fin des entraînements, se rappelle Herpoel. Je trouvais normal de rester dans le but pour lui, que ce soit 30 ou 45 minutes. Parfois, l’entraîneur m’engueulait, de peur qu’on se blesse. (rires) » Évidemment, le troisième joue le coup à fond pour ne pas être le clampin de service. En prépa, Corminbœuf tient d’ailleurs tellement bien son rôle lors d’un amical qu’il joue contre les titulaires que son sélectionneur lui demande de laisser passer quelques ballons pour entretenir la confiance des offensifs. Mais de l’aveu des troisièmes de classe, tout se fait sans la volonté de poignarder le n°1. « Justement, j’essayais d’aider les deux autres gardiens présents, notamment en les relayant dès que je pouvais, place Roth. Et on ne souhaite pas voir l’autre se blesser ou se faire exclure, je vous l’assure. »
Pas ambianceur de service
« J’entends beaucoup de gens dire que le troisième gardien doit juste mettre l’ambiance et bien s’entendre avec tout le monde, mais je trouve ça un peu facile, peste Herpoel. Imaginez que la veille du match, le n°1 se blesse et que le lendemain, le n°2 est exclu après cinq minutes. Eh bien le troisième doit être là ! C’est déjà arrivé à la Belgique en 82… Donc le troisième gardien a pour moi la même importance que tout autre joueur sélectionné. » Du coup, il vit son tournoi en tant que vrai professionnel qui ne peut pas se permettre une chope ou un steak supplémentaire quand ses coéquipiers sont au régime spécial. Cependant, il a la chance de pouvoir profiter sans trop de pression des briefings tactiques, des installations, de l’hôtel, de l’engouement des supporters et de l’ambiance dans le groupe ! « Il y avait vraiment un climat très très décontracté, sourit encore Roth. Dans l’hôtel, on avait billard, ping-pong, baby foot, on jouait aux cartes et de temps en temps, les familles venaient à l’hôtel. » Considéré comme « à part » du groupe par pas mal de fans, le n°21 n’a de toute façon pas intérêt à faire trop le malin. « Vu ma position, j’étais très respectueux de tous les autres joueurs, affirme encore Roth. Je n’étais pas le fanfaron de première à monter sur la table avec la cravate autour de la tête, mais dès qu’il y avait une activité extra sportive, je participais volontiers pour mettre l’ambiance. »
Wembley, Zidane, la foule
Pendant le match, en tant qu’observateur forcé, le troisième gardien profite d’autant plus du spectacle proposé sur la pelouse, mais également en dehors. « On a fait le match d’ouverture à Wembley, s’enthousiasme encore Corminbœuf. C’était exceptionnel, j’étais dans le temple du football ! » Là où Roth se souvient d’avoir « joué » contre Zidane et Beckham, Herpoel préfère souligner la folie d’être dans le bus et de voir défiler les centaines de supporters qui convergent vers le stade. « Être troisième gardien est un poste très difficile parce qu’en tant que remplaçant, on a parfois l’impression qu’on est aussi bon, voire meilleur que celui qui joue… Il faut du talent, de la chance et un contexte favorable pour avoir sa place entre les perches, théorise Corminbœuf. Mais bon, se retrouver en équipe nationale est de toute façon une expérience fantastique. » Le troisième gardien, ce patriote.
Par Émilien Hofman