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Le train sifflera le coup d’envoi
Un train à vapeur, un terrain de football. Le TJ Tratan Cierny Balog n’est peut-être qu’en 6e division slovaque, mais sa réputation est au moins égale sur place à celle du Slovan Bratislava, octuple champion de D1. Tout cela grâce à une parfaite anomalie : son terrain est séparé des tribunes par une vieille ligne de chemin de fer… encore en activité.
En prenant le temps de vous promener un samedi après-midi à Čieny Balog, les chances sont fortes pour que vous entendiez cinq coups de sifflets. Cinq, étrangement. Le premier, évidemment, pour lâcher les loups. Le second, pour faire rentrer les bêtes quarante-cinq minutes plus tard. Le troisième, pour marquer la reprise des hostilités et le quatrième, pour y mettre fin définitivement. Car ici le samedi après-midi en Slovaquie, on joue au football. Un spectacle organisé sur un petit pré vert rendu pomme par un exquis mélange de soleil avant 19h et de pluie d’orage en soirée, tout juste placé à lisière de forêt. Mais au cœur de ce chœur arbitral, l’un des coups de sifflet détonne. La note paraît plus ample. Plus profonde, plus aléatoire : elle n’est pas sifflée, elle est soufflée. En réalité elle provient d’un train. Une locomotive qui traîne une réputation aussi épaisse que la fumée qui la coiffe, celle d’être « le seul train à vapeur du monde à rouler entre un terrain de football et ses tribunes » .
Train pas fantôme
Cette anomalie du décor, Jakub, 24 ans, en connaît la légende depuis tout petit. Enfant de Čierny et visiblement unique anglophone du championnat, il mène depuis deux ans l’attaque du TJ Tatran Cierny Balog, le club de football local. Chaque week-end, l’équipe évolue devant un parterre de… supporters ? Non, de touristes : « Le train n’assure plus un service régulier, mais c’est une attraction touristique, surtout en été. La ligne démarre du village voisin de Hronec, et continue jusqu’à la fin de Čierny Balog en passant par le stade. La gare principale est située dans le centre de Čierny, où on a également le musée de Chemin de Fer. » Un édifice censé rendre hommage à l’engagement de la cité durant la Seconde Guerre mondiale, où elle fût l’un des centres de l’insurrection slovaque anti-nazis. Car à la question de savoir qui fût là en premier du terrain ou de la ligne, la différence se mesure tout simplement en conflits mondiaux. Le rail, dont la construction avait débuté le 8 janvier 1909, a progressivement été allongé avec l’aide de prisonniers allemands, alors que le club ne date que de 1933. Il aura fallu attendre 1985 pour voir son nouveau stade sortir de terre, innocemment construit sur les ruines d’un chemin de fer en friche. Problème, 25 ans plus tard, le rail est remis en fonctionnement.
« Le rail servait principalement à transporter du bois depuis les montagnes jusqu’au centre-ville de Čierny où il était traité. Il est progressivement tombé en désuétude lorsque le transport automobile s’est développé, il n’était plus un gain de temps, ni un gain économique. Puis il a été restauré en 2011 par des bénévoles. » Dans cette région minière, la touffue forêt de Dobroč était en effet principalement défrichée en vue de construire des poutres visant à consolider les galeries de roches ferreuses, ainsi que pour fabriquer les charbons de bois utilisés pour alimenter les fours de l’industrie sidérurgique. D’ailleurs, à entendre Jakub, le business est toujours florissant : « Le truc importants c’est que l’on n’est pas une équipe professionnelle. On a deux équipes – Tatran A et Tatran B – mais aussi une équipe de jeunes pour les moins de 18 ans. Nous, les joueurs comme le staff, on a tous un job à côté. Beaucoup d’entre nous travaillent dans la métallurgie de Podbrezova près de Čierny. Sinon on a un coursier, un pompier, un policier, des entrepreneurs et pas mal d’entre nous sont étudiants comme moi. »
« La fumée, ça nous donne une ambiance de grands stades »
Mais le match dans tout ça ? Le chauffeur bringuebale donc tranquillement ses touristes – moyennant 4 euros le billet adulte, 2 euros pour les enfants – les dépose au bout de terrain puis repart pour la fin des 20km de pistes restaurées, comme si de rien n’était. Un habitant affirmait même dans un article parfois demander à sa femme « de lui ramener un soda depuis la maison lorsqu’il lui prenait un coup de chaud dans les gradins » . Une situation incongrue pour le nouveau venu, mais qui amuse Jakub plus qu’autre chose : « Le jeu ne s’arrête jamais lorsque le train passe, on continue à jouer normalement et il n’y a jamais eu d’incidents avec un joueur ou un spectateur. C’est assez sécurisé, hein, parce que le train avance très doucement le long du stade, puis se stoppe au bout. Certaines personnes sautent et viennent regarder le match. Parfois on a pu shooter la balle sur le train, oui, mais rien de dangereux. Ça rebondit et le conducteur attends avant de redémarrer. » Pas de vitres cassées, donc, ni d’interruption de jeu à cause d’un passager qui aurait embarqué le ballon en se penchant hors de sa fenêtre.
Une petite perturbation quand même : la fumée de charbon, de quoi donner l’impression d’être assis une centaine de kilomètres plus à l’Est devant un derby ukrainien. « Oui, la fumée est assez grande, les spectateurs sont aveuglés, des fois. Ça nous donne une ambiance de grands stades avec les fumigènes, c’est marrant. » De quoi peut-être motiver le Tj Tatran à passer au-delà de sa 4e place en 6e division slovaque, planqué peinard derrière la locomotive qui lui sert d’emblème. D’ailleurs, la forêt de Dobroč est interdite aux visiteurs, le site internet de l’attraction offrant un unique passe-droit aux employés : à bord du train pour les passagers, musique folk, accordéon, nourriture et boisson, mais surtout une fausse attaque de bandits sur le trajet. Bien avant le stade, attention. C’est déjà bien assez le bordel comme ça. « Personne ne s’est jamais plaint en tout cas, rassure Jakub. Ni nos fans, ni nos adversaires. Les gens s’habituent vite par ici. » L’unique raison de sursauter ? Le coup de sifflet à vapeur qui accompagne à chaque fois le passage du serpent de ferraille. Le cinquième. Celui-là, ils ont toujours du mal à s’y faire.
Par Théo Denmat