- Football italien
- Les belles histoires de l'été
- Épisode 4
Le Torino et le Scudetto fantôme de 1927
En 1927, le Torino remporte son premier titre de champion d'Italie. Pourtant, quelques semaines plus tard, son sacre est révoqué. En cause, une sombre histoire de pots-de-vin entre un dirigeant du Toro, et un joueur... de la Juventus.
En mai 2015, la Juventus remporte son 31e Scudetto. Le 33e sur le terrain. C’est 24 de plus que le rival, le Torino. Enfin, 26. Enfin, 25. Enfin, 23. En fait, chacun peut se faire son propre avis. Le fait est que la Juventus s’est vu retirer deux Scudetti, ceux de 2005 et 2006, le second ayant finalement été conféré à l’Inter. Le Torino, lui, a remporté sept fois le Scudetto. 1927, 1928, 1943, 1946, 1947, 1948, 1949, 1976. Oui, il y a bien huit dates. Alors pourquoi seulement sept titres de champion ? Pour le comprendre, il faut remonter, dans le palmarès de la Serie A, à la ligne « 1926-27 » . Celle-ci récite : « Champion d’Italie : Torino, premier titre (révoqué) » . Cette saison-là, le Toro est en effet sacré champion d’Italie pour la première fois de son histoire. Mais quelques mois plus tard, alors que le championnat 1927-28 bat déjà son plein, la Fédération italienne de football décide de lui ôter son titre.
Deux groupes de dix équipes, puis un groupe de six
L’été 1926 est un été de révolution dans le football italien. Réforme majeure : l’abolition des championnats régionaux. Terminé le championnat du Nord, du Centre-Sud, etc. Désormais, il n’y a plus qu’un seul championnat national, divisé en deux groupes de dix équipes. Toutes les équipes s’affrontent en matchs aller-retour. 18 journées dans chaque groupe, donc. Au terme de celles-ci, les trois premiers de chaque groupe se qualifient pour le tournoi final. Mêmes règles : un mini-championnat de dix journées, qui finit par sacrer le champion d’Italie. Cette réforme est menée d’une main de maître par le nouveau président de la Fédération, Leandro Arpinati. Un homme en pleine ascension politique : maire de Bologne, membre du parti fasciste, ami de Mussolini, mais toujours très critique envers les décisions prises par le Duce. Sa nomination à la tête de la FIGC entraîne la délocalisation du siège de la Fédé à Bologne, son lieu de résidence, et ce, malgré les réticences des principaux clubs du Nord et des journaux de l’époque, tous implantés à Milan et Turin.
Dès sa nomination, Arpinati désigne Giuseppe Zanetti comme son premier secrétaire. À l’époque, Zanetti, fondateur entre autres du club de Modène, est considéré comme l’un des plus grands experts du football. Sa nomination fait toutefois grincer des dents le parti fasciste, le bonhomme ayant toujours refusé de prendre une carte de membre du parti. Réponse d’Arpinati : « Je n’ai pas demandé un fasciste, j’ai demandé quelqu’un de compétent et de gentilhomme. » C’est sur ces bases que débute la saison 1926-27. Une saison qui va vite voir des locomotives se dégager dans les deux groupes. Dans la poule A, la Juventus et l’Inter mènent la danse. Elles terminent premières à égalité, avec 27 points, la troisième place qualificative étant briguée par le Genoa, avec 24. Dans le groupe B, c’est le Torino qui empoche la mise, 26 points. Le Milan AC et Bologne, avec 24 unités, complètent le podium. Ces six équipes se qualifient donc pour le tournoi final. Un championnat qui débute le 26 mars 1927 par les victoires de Bologne face à la Juventus (championne en titre) et du Torino face à l’Inter. Signe annonciateur que le titre se jouera bien entre ces deux formations.
Un cafouillage et un pari
De fait, le 15 mai, pour la dernière journée des matchs allers, c’est en co-leaders que le Torino et Bologne s’affrontent au stade Filadelfia de Turin. Les deux formations affichent 6 points au compteur, soit deux de plus que le peloton de poursuivants composé de la Juventus et du Milan AC. D’un côté, le Toro du trio Libonatti-Rossetti-Baloncieri. De l’autre, le Bologne de l’immense Angelo Schiavio. La rencontre est disputée, serrée, tendue. En début de seconde période, c’est finalement le Torino qui ouvre le score, sur un but de Julio Libonatti. Bologne se rue à l’attaque pour égaliser. Dans les dernières minutes, lors d’un cafouillage dans la surface de réparation, le gardien du Toro, Vincenzo Bosia, sauve sur sa ligne un ballon bouillant. Mais les joueurs de Bologne assurent que le ballon est rentré. L’arbitre de la rencontre, M. Pinasco, confirme sa décision en balbutiant : « Il est peut-être rentré, mais moi, je n’ai rien vu du tout. » Le Toro s’impose donc 1-0, et termine la phase aller en tête, avec 8 points, tandis que Bologne est rattrapé par la Juve.
Les Torinesi vont d’ailleurs profiter de la confrontation directe entre Juventini et Bolognesi, lors de la première journée de la phase retour, pour s’envoler en tête du classement. Les deux formations se neutralisent, 1-1, tandis que les Granata battent l’Inter, 2-1, et prennent donc trois points d’avance sur ses deux poursuivants. Le derby entre le Torino et la Juventus, le 5 juin, semble donc être la dernière opportunité de redonner du suspense au championnat. C’est le match qui va changer le cours de l’histoire. De fait, avant la rencontre, le président du Torino, Enrico Marone-Cinzano, parie un dîner avec son homologue de la Juventus, Edoardo Agnelli, que son équipe va s’imposer. Un petit pari en apparence anodin, mais une anecdote qui aura pourtant une extrême importance dans la suite des événements.
Un ballon entre les jambes, puis un aveu
Le jour du match, le stade Filadelfia est plein. Effervescent. Impatient. Le Torino affiche alors un bilan de cinq victoires et une seule défaite. Défaite concédée, justement, face à la Juventus. Le match débute avec un Torino entreprenant, mais la défense de la Juventus (qui est aussi celle de Nazionale) ne concède rien. Et juste avant la mi-temps, stupeur : la Juve ouvre le score par Antonio Vojak. Pas question, pour les locaux, de s’incliner. Alors ils repartent à l’assaut, et obtiennent un bon coup franc en début de seconde période. La frappe de Mihály Balacics est loin d’être parfaite, mais elle passe inexplicablement entre les jambes du défenseur Virginio Rosetta, avant de tromper le portier Gianpiero Combi. 1-1. Les choses se compliquent pour la Juventus lorsque Pastore (aucun lien de parenté) se fait exclure à vingt minutes du terme. Carton rouge fatal puisque, dans la foulée, le Toro inscrit le but vainqueur par l’inévitable Libonatti. Victoire 2-1, et un pas de géant vers le Scudetto, puisqu’à trois journées du terme, le classement indique : Torino 12, Bologne 9, Juventus 7. Mais ce classement va rapidement être chamboulé.
En effet, lors des jours qui suivent, la Fédération italienne reçoit un incroyable télégramme. Celui-ci indique au président Arpinati que M. Pinasco, l’arbitre de Torino-Bologne qui n’avait « pas vu si le ballon était rentré » , venait d’avouer devant la justice sportive de l’époque (la CITA) qu’il s’était trompé et que le but de Bologne aurait dû être validé. Comme il s’agit là d’une « erreur technique de l’arbitre » , le match doit être rejoué. Une folie. Le calendrier étant serré, ce Torino-Bologne ne pourra pas être rejoué avant le 3 juillet, soit une semaine avant la dernière journée de championnat… et donc une semaine avant le match retour Bologne-Torino. Du grand n’importe quoi. On arrive ainsi à ce fatidique 3 juillet avec le classement suivant : Torino 12, Bologne 10, Juventus 9 (un match en moins pour Bologne et le Torino, ndlr). Ce replay est évidemment très attendu du côté du stade Filadelfia, les tifosi n’ayant pas franchement apprécié la décision de la Fédé de faire rejouer le match. Une victoire offrirait le Scudetto au Toro, et l’équipe granata ne va pas décevoir. Elle s’impose 1-0, grâce à un but inscrit sur penalty par Balacics. Le Torino est champion d’Italie, et, humiliation suprême, se permet même d’envoyer une équipe quasiment réserve lors de la dernière journée face aux mêmes Bolognais, pour une inutile victoire 5-0 de Bologne.
« Si tu nous donnes de l’argent, je peux le convaincre de faire perdre son équipe »
L’histoire ne s’arrête évidemment pas là. Elle ne fait même que commencer. Et elle met en cause de nouveaux protagonistes, qui n’ont a priori (on dit bien « a priori » ) aucun lien. Renato Farminelli, un journaliste sportif romain implanté depuis quelques années à Turin (et qui, pour des histoires personnelles, détestait le Torino, ndlr), Luigi Allemandi, défenseur de la Juventus, Francesco Gaudioso, un étudiant en ingénierie et le Dottor Nani, un dirigeant du Torino. Le lien entre ces quatre larrons va vite être établi. Farminelli habite dans un immeuble de la place Madonna degli Angeli. Dans ce même immeuble vivent également Gaudioso, l’étudiant, et Allemandi, le joueur de la Juventus. En ce mois de juillet 1927, Farminelli entend une dispute provenant d’un autre appartement. Il tend l’oreille. Et comprend qu’elle met aux prises Allemandi et Gaudioso. En écoutant, il comprend qu’une énorme manigance a eu lieu lors de cette saison 1926-27. Voici les faits.
Lorsque les deux présidents de la Juventus et du Torino, Marone et Agnelli, parient un dîner avant le derby turinois, un dirigeant du Toro un peu trop zélé, le Dottor Nani, se met en tête de faire absolument gagner son président. L’une de ses connaissances, un jeune étudiant de Polytechnique Francesco Gaudioso, lui fait alors une proposition. « J’habite dans le même immeuble que Gigi Allemandi, le défenseur de la Juventus. Si tu nous donnes de l’argent, je peux le convaincre de faire perdre son équipe. » Marché conclu. Nani s’engage à verser 50 000 lires à Allemandi : 25 000 avant le match, puis 25 000 une fois la promesse maintenue. Pour se rendre compte de ce que cela représentait, à l’époque, Allemandi gagnait 200 lires par mois en tant que défenseur de la Juventus… Oui, sauf qu’au moment de passer à l’acte, Allemandi, trop compétiteur, ne peut laisser le Torino lui marcher dessus. Il réalise un match de patron, ne rate aucune intervention, et n’est en rien responsable de la défaite 2-1 de son équipe. Nani, considérant que le marché n’a pas été respecté, refuse de verser le deuxième paiement. Ce jour de juillet 1927, Gaudioso vient donc annoncer à Allemandi qu’il ne verra jamais la couleur de la deuxième partie de l’argent promis. Une nouvelle qui, forcément, ne ravit pas Allemandi, lui considérant que la promesse a été tenue puisque le Torino a gagné le derby. C’est justement cet échange musclé que Renato Farminelli entend. Un scoop fou, qu’il va s’empresser de révéler dans les colonnes du journal pour lequel il travaille, Il Tifone.
Un Scudetto enlevé, un joueur suspendu
Il ne faut que quelques heures pour que la nouvelle arrive dans les locaux de la Fédération. Une enquête est alors ouverte. Perquisitions chez Allemandi, chez Gaudioso, fouilles… Les enquêteurs retrouvent notamment dans la poubelle du joueur bianconero une lettre déchirée, dans laquelle il réclame à Nani le deuxième paiement de 25 000 lires. Une lettre qui n’a donc jamais été envoyée… Les recherches durent des semaines, et c’est finalement le Dottor Nani, le dirigeant du Toro, qui craque. Il révèle le pot-aux-roses à la police. Ni une, ni deux, Leandro Arpinati, le président de la Fédé, publie dans tous les journaux un communiqué officiel : « Le conseiller du Torino, le Dottor Nani, a confessé avoir versé à M. Gaudisio 25 000 lires destinées à l’un des joueurs de la Juventus pour assurer illégitimement la victoire du Torino lors du match du 5 juin 1927. Par conséquent, le directeur fédéral a décidé d’enlever au Torino le titre de champion absolu d’Italie, pour l’année sportive 1926-27. »
Quelques jours plus tard, Arpinati révèle dans une interview à la Gazzetta dello Sport le nom du joueur incriminé : Gigi Allemandi, et en profite pour annoncer sa suspension à vie. Le président de la Fédération précise toutefois que « l’enquête se poursuit pour connaître les rôles joués par les Juventini Munerati et Pastore (celui qui avait été exclu lors du fameux derby, ndlr) dans cette affaire. » On apprendra quelques semaines plus tard que Pastore avait parié sur la défaite de sa propre équipe lors de ce match… Allemandi, lui, sera finalement amnistié un an après, les enquêteurs n’ayant pas pu déterminé à 100% s’il avait lui-même truqué le match ou s’il n’avait servi que d’intermédiaire pour transmettre le pot-de-vin à d’autres joueurs (le défenseur Rosetta, par exemple, qui avait étrangement ouvert les jambes pour laisser passer le coup franc de Balacics). Gigi assurera même des années plus tard qu’il n’a « jamais touché un centime dans cette histoire » . Quoi qu’il en soit, le Scudetto 1927 est définitivement enlevé au Torino. Il aurait pu être attribué à Bologne, deuxième du classement, mais Arpinati, par souci de ne pas être accusé de favoriser son équipe de cœur, a préféré ne l’octroyer à personne. Ironie du sort, quelques mois plus tard, en juillet 1928, le Torino remportera enfin, et régulièrement ce coup-ci, son premier Scudetto. Enfin, le deuxième.
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