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Le Superclásico, entre nostalgie et modernité
Ce dimanche après-midi, Buenos Aires et une bonne partie de l'Amérique latine hispanophone vont à nouveau danser au rythme du Superclásico. River jouera le rôle du leader inspiré, Boca celui d'un treizième prêt à lutter pour beaucoup mieux. Ainsi, depuis une dizaine de jours, l'Argentine est le témoin des traditionnelles provocations et déclarations d'avant-match. Des mots dont le bruit cache une réalité cruelle : ce River-Boca ne sera pas glorieux, sauf en cas d'héroïsme. Mais alors, d'où tire-t-il sa grandeur ?
Provocations et modernité
À une semaine du choc, les consignes de Marcelo Gallardo et Rodolfo Arruabarrena sont claires. Chaque camp répète « nous on joue, on ne parle pas » avec le sérieux de celui qui se force à croire ce qu’il dit. Et puis, chaque camp craque. Le Vasco fera la première gaffe, déclarant innocemment que « River peut tomber » . Une phrase anodine qui fera les gros titres, faute de mieux. Puis, l’attaquant colombien Teófilo Gutiérrez fera la Une de Olé en tenant dans les mains un feuillet A4 : « Il n’y avait pas corner » , faisant référence au but de Funes Mori dans le dernier Bombonerazo. Il osera aussi un « J’espère que le peuple argentin et le monde profitent de ce River. Parce qu’aujourd’hui, tous les supporters tombent amoureux de ce River, même ceux de Boca » . Roberto Passucci, l’homme du tacle sur Oscar Ruggeri, répondra en tenant un feuillet « Je n’ai pas connu la B » . À quelques jours des quatre-vingt-dix minutes, le décor est planté : la médiatisation de ce Superclásico en manque de glamour se met en scène. C’est la semaine des numéros spéciaux, des montages, des hashtags. Les « héros » renaissent, les « anciens » redeviennent modernes. C’est l’heure de l’éternelle revanche. C’est le cirque des provocations provoquées, cette semaine où les journalistes semblent appeler l’ensemble des anciens joueurs ayant plus ou moins marqué l’histoire d’un Superclásico, en espérant entendre la rumeur d’une phrase choc. Et c’est ainsi que le Superclásico devient un événement paradoxal qui existe grâce à son histoire, mais qui survit grâce à la modernité.
Nostalgie tenace et spectacle incertain
En juin 2012, Tata Martino dit tout haut ce qu’il pense lors d’un entretien à La Nacion : « Ma vision, c’est que le football argentin est apocalyptique. Le football argentin est hystérique, tricheur, truqueur. L’esthétique est méprisée. Le résultat cache tout. Je remarque qu’on joue très mal, mais j’ai la sensation que pour tout le monde, c’est le moins important. » Car la nostalgie de l’Argentin et du Porteño en particulier semble assez forte pour suivre un championnat de seconde zone comme si c’était la Ligue des champions. Ce bruit futile des médias, c’est une sorte d’omerta. Plus la qualité du spectacle offert est médiocre, plus les médias font de la quantité pour masquer la dure réalité. Mais voilà, le premier résultat est là : cinq minutes auront suffi aux hinchas de River pour écouler les 5 000 places mises en vente en ligne par le club. Les places seront revendues à des prix ahurissants, allant jusqu’à plusieurs centaines d’euros. Et dimanche à 17 heures (heure locale), toute l’Argentine sera suspendue à son écran. Mais alors, que recherchent les Argentins ? Le spectacle sur le terrain ? Cette saison, il n’y aura même pas les pauses de la semelle de Riquelme, ni les buts de Cavenaghi, ni les premiers pas de Kranevitter, le futur grand Cinco. River pourra tout de même compter sur son buteur Teo, et Boca sur la finesse capricieuse de Gago. En tout et pour tout, une toute petite poignée d’internationaux.
Fête gâchée et histoire en bout de course
L’ambiance ? Partout en Argentine, cette ambiance de football démente a connu un sacré coup de vieux avec l’interdiction des déplacements des supporters visiteurs. L’écrivain argentin Martin Caparros résumait avec poigne ce manque d’amour dans un entretien publié dans le So Foot hors-série culture : « À la Bombonera, les groupes de supporters adverses ne peuvent plus venir au stade. On ne peut plus siffler personne ou gueuler plus fort que l’autre, parce qu’en face il n’y a rien. C’est épouvantable. La première fois qu’ils ont fait ça, c’était lors d’un Boca-River de Copa Libertadores. Il n’y avait pas de supporters de River, c’était d’une tristesse… Tu sais ce que j’aime, moi ? Baiser plutôt que de me branler. Baiser les supporters adverses plutôt que de se branler tout seul sur sa propre équipe. C’est aussi ça le football. Je suis vraiment inquiet de l’institutionnalisation de la branlette. (…) Avant, on avait une ambiance mythique. Mais aujourd’hui, si tu y vas, il y a beaucoup de touristes et beaucoup moins d’ambiance. Le véritable comble, c’est que ceux qui faisaient l’ambiance ont été remplacés par des gentils touristes venus chercher des sensations fortes au stade. »
Alors, c’est pour l’histoire ? L’histoire du football argentin est une course aussi infinie qu’effrénée, avec deux champions par an. Mais cette infinité semble de plus en plus courte. Quand les présidents des deux clubs sont invités à un show télévisé pour une discussion autour de deux coupes de champagne, les sentiments sont plus souvent évoqués que le jeu. Mais à l’heure de construire une équipe, le sentiment s’envole devant les enjeux financiers. Lanzini et Ocampos sont partis avant de devenir des hommes, et les espoirs de faire revenir Mascherano, Cambiasso et Aimar à un âge décent fondent d’année en année. Aujourd’hui, si Teo est au sommet de sa carrière, avec 8 buts en 8 matchs, le Colombien déclare qu’il continue à rêver de la C1, à 29 ans. L’immense River Plate ne serait qu’un tremplin ? La conséquence directe, c’est que cette histoire s’appauvrit : avec seulement 17 buts marqués, Teo est déjà devenu le dixième meilleur buteur étranger de l’histoire du club, très loin des exploits de Francescoli. Les effectifs se font et se défont, et le meilleur Gago semble perdu en 2005, à l’époque où le milieu avait mangé Gallardo lors de son premier Superclásico.
Enjeu et lutte finale
Ou l’enjeu ? À première vue, les deux équipes n’appartiennent pas à la même catégorie cette saison. Ce « Tournoi de transition » aurait dû être un long duel à distance entre le Gallardo et Bianchi, le petit jeune et le grand vieux. Mais les Millonarios jouent mieux et gagnent plus que tous les autres, et Boca remonte la pente avec une équipe qui essaye de lui ressembler. Rien à voir avec ce Juve-Roma qui oppose deux camps dont le seul point commun est le niveau de jeu. Ainsi, les journaux veulent donner à ce River le surnom de La Nueva Máquina au bout de 9 journées, tandis que les observateurs de Boca se raccrochent à des concepts de jeu qui pensent plutôt avec le bassin qu’avec la tête. Pour Passucci, ce Boca a « un style de jeu qui naît à partir de la lutte et de l’effort, proche du mythe et de la caractéristique historique de Boca » . Des caractéristiques d’une équipe qui lutte surtout avec la création du jeu.
Mais la forme actuelle du championnat – à 19 journées – fait que chaque choc a une double importance, sur les plans comptable et psychologique. Avec un seul Superclásico par saison, une victoire prend des allures de titre. Et les conséquences sont énormes sur les rapports entre hinchas : finalement, ce Superclásico se jouera pour faire taire le cousin rival, pour faire vivre la mémoire de l’oncle qui allait tous les voir, et pour la grand-mère qui tricotait les numéros des idoles. Un rapport affectif qui fait croire que quand une rivalité est à ce point inscrite dans le sang de la population d’une ville, peu importent les crises et les pertes, l’excitation de la rivalité survivra à travers les relations humaines. Cette nostalgie argentine qui nie la réalité, c’est aussi une magnifique résistance face à la médiocrité, dans un pays forcé de se convaincre que le bon football ne se compte pas en dollars, mais en idées. L’idée d’un club, ses valeurs, son sentiment d’appartenance ; la représentation d’un joueur, ses exploits, sa vie ; et des idées de jeu, parfois. La victoire de San Lorenzo en Libertadores aura été, dans ce sens, une leçon donnée aux plus grands clubs européens. Et même s’il se bat avec des sentiments et des émotions irrationnels plutôt qu’avec des stars et des millions, ce River-Boca surpassera peut-être la grandeur des Juve-Roma, Chelsea-Arsenal et Paris-Monaco qui l’auront précédé en ce dimanche de football. Peut-être.
Par Markus Kaufmann, à Buenos Aires
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