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  • Coupe du monde 2014
  • 8e de finale
  • Argentine/Suisse (1-0)

Le style argentin

Par Thibaud Leplat
Le style argentin

Personne ne les aime, personne ne les admire. Leur huitième finale contre la Suisse ne méritait pas qu'on en fasse des favoris à la victoire finale. Mais les Argentins s'en fichent, ils sont déjà champions du monde. Du style.

Ils sont tricheurs, menteurs et truqueurs. Ils manquent de modestie, se croient faits d’une autre substance que tous les autres, racontent leur propre mythologie, ont leur propre Dieu et même le pape leur appartient. Leurs équipes sont toujours remplies d’assassins ou de génies, parfois même les deux à la fois. Leurs joueurs ont les cheveux longs, un maillot rayé et cette façon irritante d’être champions du monde à tous les matchs. Tous les quatre ans, s’ils acceptent de participer à cette compétition, c’est pour défendre ce titre imaginaire et exiger que le reste du monde s’incline enfin devant leur drapeau. Depuis le début du Mondial, ils sont 50 000 à suivre la sélection partout où elle voyage. Comme un grand frère taquin chanterait à un cadet capricieux, ils susurrent aux oreilles des Brésiliens obsédés par leur Mondial, leur jeu, leur Neymar et leur Pelé, un refrain obsédant : « Brasil decime que se siente, tener en casa a tu papá, te juro que aunque pasen los años, nunca nos vamos a olvidar, que el Diego los gambeteó, que Cani los vacunó. Están llorando desde Italia hasta hoy. À Messi lo van a ver, la copa que va a traer, Maradona es más grande que Pelé » (Dis-moi Brésil ce que qu’on ressent quand Papa est à la maison, je te jure que même si les années passent, nous n’oublierons jamais que Diego vous dribbla, que Cani vous vaccina. Vous pleurez depuis l’Italie. Vous verrez Messi, la coupe qu’il va ramener, Maradona est plus grand que Pelé). L’Argentine a le sens de la mémoire qui pique, du refrain qui coule.

Champions du monde

Alors bien sûr, quand on pose la question au reste du monde, la réponse est inéluctable. Au début du Mondial, El Gráfico se délecta d’un sondage réalisé par le New York Times. Le quotidien s’était demandé quelles étaient les sélections les plus détestées du monde. L’Argentine se glissa en tête du terrible classement dans 19 pays aux côtés des États-Unis et de l’Iran. Le seul endroit au monde qui plaça l’Argentine favorite pour remporter ce trophée, c’était donc… l’Argentine à 47%. Il y a quelque chose de bouleversant dans la solitude de cette nation. Deux fois championne du monde, patrie des plus grands entraîneurs actuels (Pékerman, Bielsa, Menotti, Sampaoli, Simeone, Martino), terre de naissance du grand Diego, du petit Leo, elle ne bénéficie pourtant d’aucune forme de culte au-dehors de ses frontières. Imaginez un peu. L’Argentine est le seul pays au monde capable de remplir un palais des sports de 4000 personnes pour venir y écouter Pep Guardiola et Tata Martino parler de football en plein Mondial brésilien. Ils sont les seuls à les applaudir de cette façon, à les écouter avec autant de gourmandise. Quand le monde n’a d’yeux que pour Pelé, Garrincha, Neymar et tous les autres Jaune et Vert, l’Argentine n’en a que pour le ballon et pour les mots qu’il leur inspire.

Viva el pueblo futbolero

« C’est impensable, un Maradona japonais » , dit un jour l’immense Menotti. C’est impensable d’imaginer l’amour du football, de ses émotions, de cette façon de transformer le moindre morveux en héros mythologique, la moindre déception en poème épique, sans l’Argentine. Il y a ceux qui prennent les matchs les uns après les autres, qui ne viennent pas au Brésil « en touristes » , ne sont pas là pour « se la raconter » , mais se verraient bien « aller au bout » . Et puis il y a les Argentins et Alejandro Sabella. Hier soir, juste après ce but marqué au bout de la prolongation par Ángel Di María sans brio ni génie, le sélectionneur albiceleste, soulagé, prit le temps d’expliquer au monde ce que c’est que d’être le responsable de cette équipe : « Ce fut l’un des matchs les plus stressants. En tant qu’entraîneur, on est habitués à ce genre de match, mais durant le Mondial, c’est différent, il faut représenter le pueblo futbolero (le peuple footeux, ndrl), des millions de personnes. » Et alors Sabella, par la grâce d’une connexion mystérieuse entre son équipe de football et la musique de son peuple, se goûta de métaphore. « Ne pas marquer, aller jusqu’aux penalties, comme cette chanson où les minutes passent, mais ne reviendront jamais… » Ce match était comme la chanson de Carlos Gardel. C’était l’histoire de ces vieux amants qui se retrouvaient le temps d’une nuit au nom de leur jeunesse évaporée : « Les heures qui passent, ne reviennent jamais / et ma tendresse pourtant ainsi enlacée / est comme le fantôme du temps passé / qui jamais ne pourra ressusciter. » Tango ou football, au fond, c’est pareil.

Ángel Di María, l’Ange de Marie

Alors bien sûr que cet Argentine-Suisse ne ressemblait pas à grand-chose. Il n’y eut peut-être que quelques dribbles à se mettre sous la dent, quelques actions et pas grand-chose de brillant. Certes. Mais regardez bien. Il y eut du style dans cette façon de gagner le match sur le fil, de le célébrer en pleurant. « Argentiiiiiiina, su puta maaaaadre » , cria le narrador Pablo Giralt à la radio. On devina des sanglots d’enfant quand il hurla juste après « un gol argentiiiiiiiino, un gol argentiiiiiiinooooo…. » Cette prolongation n’était pas interminable. Au contraire, elle était beaucoup trop courte pour contenir tout le drame de ce match. Di María sauva l’Argentine d’un but miraculeux comme le Ciel eut envoyé un ange et enrayé le fusil devant le condamné. Il était l’allégorie du miracle argentin. L’œil artistique de Sabella mit des mots sur cette sensation fabuleuse. Celui qui avait vu des occasions qu’il avait peur de regretter des années plus tard, changea donc Ángel Di María en un personnage de folklore tanguero : « Plus les minutes s’écoulaient, plus Di María semblait courir vite, plus il semblait incisif. » Et le conte philosophique de l’Argentine plus forte que le temps qui passe se termina par une tête suisse sur un poteau à quelques secondes de la fin. Dans cette intervention, la presse argentine reconnut immédiatement « le poteau de Dieu » . Dieu était donc bien argentin (et le pape aussi).

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