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Le Stade de Chance

Par Ugo Bocchi
Le Stade de Chance

Une semaine après le vendredi noir, le Stade de France a compris qu'il avait échappé au pire lors des attentats perpétrés à Saint-Denis pendant France-Allemagne. Le ministre des Sports, Patrick Kanner, et Philippe Tournon, responsable presse des Bleus, expliquent comment et pourquoi le match est allé à son terme.

Des visages blafards et un silence de plomb. « Les mouches volaient et je peux vous dire qu’on les entendait… » À Clairefontaine, dans la salle de repos, le vide sonore est roi. Samedi, dimanche, les jours d’après, Philippe Tournon, le chef de presse des Bleus, parle d’un moment rare : « Normalement à table, ça déconne, ça chambre, mais pas là. Presque pas un mot, pas un éclat de rire. Durant les 48 heures qui ont suivi le vendredi, on est restés entre nous, scotchés aux postes de télé et aux portables… On était loin des rires et des sourires. » Non, le cœur n’y est pas. Et pourtant, ils savent qu’ils vont devoir retourner au travail dans deux jours, taper dans le ballon à Wembley : « La question s’est posée de savoir si on allait jouer ou pas, mais bon, la réflexion a été assez vite réglée parce que dans la matinée du samedi, le président Le Graët a déclaré que le football devait rester debout, même si c’était difficile et que certains avaient été touchés directement. Et on n’a reçu aucune objection de qui que ce soit à ce moment-là. » Certainement la force du symbole.

« On s’est demandé si on n’était pas des cibles potentielles. Il aurait pu y avoir un sniper… »

Ce week-end, comme en cette soirée du 13 novembre, le football est battu par les flots, mais ne sombre pas. 21h17 : Boum ! Une première explosion. 21h19 : Boum encore ! Philippe Tournon entend sans pour autant réagir : « J’étais sur le banc de touche à côté du staff technique et des joueurs. Sur la deuxième explosion, Patrice Évra contrôle la balle, et on a le sentiment qu’il s’en désintéresse pour porter le regard vers le lieu supposé de l’explosion. »

C’est un habitué des stades qui parle, et pourtant, ce bruit l’interpelle : « Je n’avais jamais entendu ça. Des bombes agricoles, des pétards, j’en avais entendu. Mais là, j’ai pensé à un accident, à une bonbonne de gaz qui aurait explosé, y a pas mal de zones industrielles dans le coin… Je n’étais pas inquiet. Sur le banc de touche, personne ne s’est alarmé non plus. » En tribune en revanche, ça commence à s’agiter. Les téléphones sonnent. Les discussions se multiplient. Aux côtés de François Hollande et des collègues du gouvernement, Patrick Kanner, le ministre des Sports, entend le ton s’alourdir : « Vers la 40e minute de jeu, on savait qu’on était face une attaque organisée. Ensuite sont arrivées les nouvelles de ce qui se passaient à Paris. C’est à ce moment-là que s’est posée la question : faut-il arrêter le match ou pas ? »

La réponse est non. La rencontre doit se poursuivre. Par souci de sécurité : « Il était hors de question d’évacuer le stade. Il semble qu’en plus (l’enquête doit le prouver), c’était ce qu’attendaient les terroristes. Le seul moyen d’agir correctement, c’était donc de ne pas arrêter la rencontre. L’enceinte était certes confinée mais sécurisée. D’ailleurs, le président nous a demandé de rester en place » , avant de lui-même quitter l’enceinte. « On s’est quand même demandé si on n’était pas des cibles potentielles. Il aurait pu y avoir un sniper qui, malgré les fouilles, aurait pu passer. Et je crois que malgré tout, on a tenu notre rang. On n’est pas des héros, hein… C’est simplement que si tous les officiels avaient quitté la tribune, on aurait pu avoir des réactions de grande inquiétude du public. La rumeur, c’est dangereux. » Pour les téléspectateurs, ceux qui sont au courant, la décision est, sur le papier, contestable. En pratique, elle s’avère plutôt efficace. Pas d’évacuation, pas de regroupement et surtout pas de mouvement de foule.

Le choix des mots

Alors, on continue comme ça. C’est le cas un peu plus bas, dans le couloir entre le terrain et les vestiaires, certains journalistes présents ont la mine déconfite, mais rien ne filtre : « À la mi-temps, on ignorait tout. Personne n’a eu accès à quoi que ce soit » , précise Philippe Tournon. Au moment de la causerie, pareil. Lui qui reste toujours à la porte à ce moment-là constate une certaine agitation : « Beaucoup de gens, l’oreille collée au téléphone, qui déambulent. Là, j’interroge ces personnes-là, et ils me disent : « Il y a des incidents à Paris. » INCIDENTS. On n’est passé à « attentat » que quelques minutes plus tard. » Donc quand Didier Deschamps sort du vestiaire, le dernier, juste avant son interview avec TF1, Philippe l’avertit en utilisant le mot « incident » , pas « terrorisme » : « Il hoche la tête et fait son interview. Et sur les dix mètres qui nous séparent du terrain, comme il n’a reçu aucune instruction, il regagne son poste. »

La deuxième période reprend, sans rien de particulier à signaler. Jusqu’à l’approche du terme du match : « Quand je me lève à la 88e minute du banc de touche, comme je le fais à chaque match, pour me rapprocher de Frédéric Calenge, l’homme de TF1, pour l’interview de fin de match sur le terrain, il me dit : « On ne fait rien. Il y a du grabuge à Paris, on fait une édition spéciale d’information. » Mais on ne connaissait pas encore l’ampleur du truc. » L’incompréhension. Encore. C’est seulement en rentrant aux vestiaires, dans le tunnel, où les chaînes d’information tournent en continu, que les joueurs prennent connaissance, vraiment, de ce qu’il se passe. Dans les vestiaires, Didier Deschamps le leur confirme après un bref débriefing. Et là, évidemment, ils se mettent tous sur leur portable.

Affronter le « terrorisme psychologique »

Philippe Tournon voit les visages pâlir de minute en minute : « 30, 40 morts à la fin du match. Et puis 50, 60, 70, 80… Les Allemands nous ont rejoints. Mon homologue m’a dit qu’il n’y aurait aucune déclaration. Idem avec Didier. On a vite convenu que ce n’était pas décent. » Et de 23h à 3h du matin, les deux sélections cohabitent dans les entrailles du stade : « C’était assez étonnant comme spectacle. Malgré la gravité de la situation, une vie s’est organisée dans cette zone du stade. En tout cas, on s’y sentait complètement à l’abri. Et en plus, on avait interdiction policière de quitter le stade. » Au Stade de France, au final, tout ne s’est pas trop mal passé. Hormis l’envahissement de la pelouse devenu anecdotique, la plupart des consignes ont été respectées : « Il n’y a eu qu’un seul mouvement de foule à cause de pétards. Il est évident que nous avons eu une immense chance » , tente de conclure Patrick Kanner. « Mais la chance se provoque, et en l’occurrence, les contrôles de sécurité ont dissuadé manifestement les terroristes d’aller plus loin. C’est vrai que se faire sauter en ne provoquant qu’un seul décès, que je déplore, c’est inimaginable. »

À quelques mois de l’Euro, le ministre se veut rassurant : « J’étais aussi au match Angleterre-France, ils ont renforcé la sécurité. Un double cordon. Pour l’Euro, je pense qu’il faudra faire pareil. Il faut qu’on tire le bilan de ce qui s’est passé, mais surtout de ce qui ne s’est pas passé vendredi dernier. » Dans les mois à venir, la réflexion sur la sécurité sera donc une priorité pour Patrick Kanner, comme pour tous les acteurs du football : « Car il est hors de question d’imaginer une quelconque annulation ou déplacement de l’Euro vers un autre pays. Nous montrons depuis quelques jours que nous sommes capables de répondre à la menace terroriste, même si le risque zéro n’existe pas. Symboliquement, je vais assister à deux matchs ce week-end. Physiquement, les ministres doivent montrer qu’ils sont au milieu des supporters. Rien ne sera plus comme avant dans les années à venir. Il y a le terrorisme physique. Et le terrorisme psychologique. Qui est le plus long à combattre. Et on va le combattre. Je suis déterminé et on va faire face. » La guerre sur tous les fronts…

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