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Le secret de Valentin Rongier
Sans l’alternance d’entraînement et de compétition, il n’y a plus de vie héroïque. Sans cette attente soigneusement entretenue, le destin d’un footballeur normal ne pèse pas bien lourd dans nos consciences occupées à d’autres tâches plus essentielles.
Le syndicat des footballeurs professionnels (FIFPRO), par la voix de son secrétaire général Jonas Baer-Hoffmann, a évoqué dernièrement la mélancolie qui guette les héros condamnés à résidence : « Nous avons constaté depuis plusieurs années que les footballeurs professionnels sont soumis à un risque plus élevé de dépression et de différents problèmes psychologiques que le reste de la population. Cela est du, pour la majorité d’entre eux, à la nature à la fois intense et précaire de leur emploi. » L’étude, réalisée en 2015 par le syndicat international, avait révélé en effet que près d’un tiers des joueurs pros interrogés reconnaissaient être passés un jour par des épisodes dépressifs. Que faire quand nos héros, en plus de la précarité de leurs situations contractuelles, se trouvent condamnés, en période de pandémie, à rester à la maison ? Que peut bien devenir un héros tout à coup privé de champ de bataille ?
Rongier et le Corona
Interrogé la semaine dernière, Valentin Rongier offrait une confession tragiquement sincère. « Lorsqu’on n’a pas le football, les matchs, et les entraînements, nous ne sommes plus personne ! Les sportifs de haut niveau sont des petites personnalités publiques, expliquait-il. On s’habitue à cette vie : de se faire reconnaître dans la rue, d’avoir l’adrénaline des matchs, d’être important… En restant à la maison, on redevient personne…[…]On se dit que sans le football, on n’est pas grand-chose. » Voilà sans doute le plus inavouable secret du footballeur en temps de coronavirus : le confinement consommé, son nom s’efface peu à peu dans la mémoire de ceux qui le contemplent habituellement.
Rongier le dit très bien : sans l’alternance d’entraînement et de compétition, il n’y a plus de vie héroïque. Sans cette attente soigneusement entretenue – « Vont-ils faire mieux que la semaine dernière ? Vont-ils enfin surmonter leur éternel rival ? » –, le destin d’un footballeur normal ne pèse pas bien lourd dans nos consciences occupées à d’autres tâches plus essentielles. On comprend les avertissements du FIFPRO. En effet, le mal qui guette le footballeur tout à coup anonyme, ce n’est donc pas (seulement) la dépression, c’est l’oubli.
Devoirs de mémoire
Alors, on ne peut s’empêcher, comme pour conjurer le sort qui s’acharne sur nos admirations, de rendre rituellement un hommage nostalgique à nos champions d’avant la pause. On résiste à la pression des temps tourmentés. On s’obstine à les admirer coûte que coûte. Même pour des motifs futiles. Tantôt, c’est pour leur intérieur qu’on guette leurs posts sur les réseaux sociaux, tantôt c’est pour le prestige de leur carnet d’adresses qu’on s’accroche à leurs live. On admire. Plus discrètement. Mais on admire encore le nombre d’abdos qu’ils exhibent comme des trophées de guerre. Et, plus inquiétant, c’est pour la quantité de salaire auxquels ils sont prêts à renoncer qu’on les aime en silence. Puis, quand sonne l’heure de la charité, c’est encore d’eux qu’on attend des exploits (cf. le fameux « très gros don » de Mbappé à la fondation Abbé Pierre). À la faveur de cette épidémie, le héros n’est pas devenu « un citoyen normal » comme l’écrit Jorge Valdano cette semaine. Non, le héros est condamné à devenir un « citoyen exemplaire » s’il ne veut pas disparaître.
« Restez chez vous »
Regardons les choses en face : a-t-on jamais demandé à Achille de rester chez lui ou de « suivre des routines », pire encore, de ne pas « consommer d’alcool ou d’autres drogues » (comme le recommande la FIFPRO à ses adhérents) pour ne pas déprimer ? Il est peut-être ici, le mal du confinement : qui oserait demander à des héros de devenir du jour au lendemain des citoyens modèles ? Rongier a raison. Le quotidien d’un footballeur professionnel n’a rien de commun avec celui de l’homme normal. Ils s’échinent pourtant à le singer. Peut-être pensent-ils que ça nous fera plaisir de les voir descendre les poubelles. Faux. Au fond de nous, on le sait bien. Le quotidien d’un héros est fait d’un coupable commerce : d’héroïques exploits sont offerts à nos admirations. Et, en échange de ces souffrances quotidiennes, nous daignerons un jour les sortir de l’anonymat. Nous récompenserons leurs patronymes – le français le dit très bien – par de la « renommée ».
Leur nom est Personne
Le drame des footballeurs, c’est qu’ils n’ont pas de monuments dans lesquels conserver leurs plus beaux dribbles, leurs plus belles actions. Aucun musée n’accueillera jamais les premières larmes qu’ils ont fait verser aux gamins les soirs de déroute, aucun panorama ne rassemblera toute l’admiration qu’ils étaient parvenu à récolter les soirs de victoire. Le seul trophée véritable, c’est la mémoire de leurs noms. Le malheur vient de là. Ces noms vivent chaque jour sous la menace de nos trous de mémoire. Les mots de Rongier sont donc très profonds. Le plus redoutable qui puisse arriver à un héros, c’est d’être contraint du jour au lendemain, comme Ulysse face au cyclope le pourchassant pour le dévorer, d’effacer son nom et de se faire appeler « personne ».
Par Thibaud Leplat