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Le Saux de la différence

Par Florian Lefèvre
Le Saux de la différence

Dans les années 90, Graeme Le Saux a gagné un titre de champion d'Angleterre, s'est battu avec un coéquipier en plein match et a disputé un huitième de finale de Coupe du monde. Mais il est alors surtout connu pour autre chose : l’homme serait, selon la rumeur, gay.

27 février 1999, Stamford Bridge. Sous la houlette de Gianluca Vialli, Chelsea reçoit le Liverpool de Gérard Houllier. Le match est alléchant, les Blues s’imposent 2-1. Mais Graeme Le Saux, latéral gauche des Londoniens, n’en a rien à secouer. L’international anglais garde en travers de la gorge une altercation avec Robbie Fowler. On joue le début de la seconde période lorsque l’attaquant vedette de LFC tacle le défenseur adverse. Assez vigoureusement pour récolter un carton jaune. Pas au goût de Fowler qui lâche un « lève-toi pédé » à celui qui est resté au sol ;​ ​et il en rajoute une couche. C’est Le Saux qui raconte : « Je m’apprêtais à tirer le coup franc ; j’ai jeté un œil vers Robbi​e​, il s’est penché en me montrant son cul. Il me regardait par-dessus son épaule d’un air satisfait :« Ramène-toi et prends-moi par derrière. » »

Une bonne vanne du Scouser déjanté, le même lascar qui​ défrayera la chronique deux mois plus tard en faisant mime de sniffer un rail de coke, en guise de célébration d’un but lors du derby du Merseyside​ ?​​​​​ Pas tout à fait. Avec ce geste, Fowler renvoie Le Saux à sa prétendue homosexualité, et aux chants homophobes qui ont jalonné, aux quatre coins du Royaume, la carrière ​d’un mec un peu trop divergent de la norme d’un vestiaire british​ du ​début des années 90. L’échange verbal qui suit diverge selon les confessions des deux hommes. Version Fowler : « Mais je suis marié. » – « Elton John l’était aussi, mon pote. » Version Le Saux : « Ma famille est dans les tribunes. » – « Je m’en bats les couilles de ta famille. »

Jersey, camping avec Ken et grosses angoisses

Son père voulait l’appeler Jean-Pierre, un prénom français (comme son nom), pour un Anglais issu de Saint-Hélier, à Jersey, la plus méridionale des îles britanniques. C’est sur ce bout de terre propice aux paysages de carte postale, au large des remparts de Saint-Malo, que grandit le futur left back international (36 sélections entre 1994 et 1999, 1 but somptueux contre le Brésil en amical). Le premier dans l’histoire des îles anglo-normandes à représenter les Three Lions – il connaîtra d’ailleurs sa première cape 66 minutes avant un certain Matt Le Tissier, natif de Guernesey, qu’il a affronté un paquet de fois durant son adolescence. I​l entreprend de mêler football et études en biologie à l’Institut technologique de Floride​, mais​ faute de visa, son envol est avorté. Un mal pour un bien, puisque Le Saux est finalement repéré par Chelsea à l’âge de 18 ans. Ce qui devait être le rêve éveillé d’un footballeur en herbe allait pourtant devenir une hantise.

« Lors de mon premier passage à Chelsea, j’étais tout proche de lâcher le foot.(…)Le matin, je redoutais d’aller à l’entraînement. J’étais comme un gamin sur le chemin de l’école, angoissé à l’idée de se faire martyriser » , confie Le Saux dans son autobiographie (parue en 2007). Quand le gars de Jersey intègre l’équipe première des Blues à la fin de la saison 88-89, il a vite fait d’encaisser les vannes du vestiaire. Entre jean à ourlets et chaussettes à motifs losanges, celui qui truste les galeries d’art londoniennes et lit le Guardian n’a pas vraiment les centres d’intérêt de ses collègues. Mais l’événement qui a failli lui faire raccrocher les crampons arrive à l’été 1991. Invité en Norvège par son coéquipier Erland Johnsen, Le Saux en profite pour s’offrir un tour d’Europe avec Ken Monkou, un autre partenaire de Chelsea. Vient le moment de narrer leur road trip à la reprise de la saison : Le Saux et Monkou deviennent la risée du vestiaire. La rumeur circule bientôt dans les rédactions, au point que le Daily Star en fasse sa Une : « Le Saux gay ? Not my Graeme » (en citant prétendument la copine de Le Saux). « Le chambrage à propos du camping avec Ken a commencé au début du mois de juillet, et huit semaines plus tard, mes plus grandes craintes se sont réalisées » , lâche Le Saux.

Chelsea se déplace à Upton Park, le jeune espoir est titulaire. Au milieu du premier acte, une clameur descend du kop sur l’air de Go West : « Le Saux takes it up the arse, Le Saux takes it up the arse… » – une douce invitation à « se faire prendre par derrière » . Très vite, la mélodie reprend à chaque déplacement des Blues. « Si les fans locaux s’ennuyaient, alors ils entonnaient ma chanson » , témoigne Le Saux. Point d’orgue de ces humiliations, lors de son deuxième passage à Chelsea, quand Robbie Fowler, son coéquipier en sélection, lui montre son cul en plein match. Quelques mois après le suicide de Justin Fashanu (le 2 mai 1998, l’attaquant anglais, homosexuel déclaré et fraîchement retraité, mettait fin à ses jours après avoir été mis en cause par les tabloïds dans une affaire d’agression sexuelle qui sera finalement classée sans suite), Fowler sera finalement sanctionné de deux matchs de suspension par la FA pour son geste homophobe… contre une peine de quatre matchs pour le rail de coke fictif.

Champion avec Blackburn, titulaire au Mondial 98

À l’arrivée, Le Saux s’est malgré tout bâti une carrière de choix. Elle a décollé à Blackburn, où le gaucher a eu la bonne idée d’atterrir au milieu d’une équipe sacrée championne d’Angleterre 95 au nez et la barbe de Man United. Avant de se poursuivre à nouveau à Chelsea, dans un tout autre contexte : « La grosse différence, c’est que pour la première fois de ma carrière, je faisais partie de« la bande ». J’étais populaire. Je pouvais enfin être moi-même. » Deux fois nommé dans le XI de l’année en Premier League (1995, 98), le joueur se fait une place aux côtés de Shearer, Adams, Beckham & co dans le XI de l’Angleterre au Mondial 98. Il avait aussi une place au chaud pour l’Euro 96 à domicile jusqu’à ce qu’un tacle de Juninho Paulista ne l’éloigne des terrains au mauvais moment.

Alors, question, Graeme Le Saux aurait-il accompli une telle carrière s’il avait été réellement homosexuel ? Sa conclusion du chapitre Camping avec Ken en dit long : « Si un jour, un jeune footballeur homosexuel me demandait conseil sur comment aborder la question de sa sexualité dans le milieu du foot, j’aurais du mal à lui donner une réponse franche, avoue Le Saux. Si tu veux réussir en tant que footballeur, mieux vaut taire le fait d’être gay. »

Vidéo

À lire : Left Field, par Graeme Le Saux et le journaliste Oliver Holt, Harper Sport

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