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- Retraite de Robbie Keane
Le Robbie des Bois
La « Green army » s’apprête à dire adieu à son idole. Ce mercredi soir à 20h45 face à Oman, Robbie Keane mettra fin à dix-huit ans de carrière en équipe nationale. Avec 67 buts en 145 matchs, il est le meilleur buteur de l’histoire de la sélection irlandaise, et le joueur le plus capé. Pour tenter d’expliquer une partie de ses statistiques, il faut se rendre à Dublin, et plus précisément dans le Sud, entre Tallaght et Crumlin. C’est ici qu’il a fait ses premiers pas balle au pied et martyrisé ses premières défenses avec le maillot du Crumlin United. Là où tout a commencé.
Dublin, lundi 29 août, 17 heures. La circulation est comme tous les jours à cette heure-ci dense, voire très dense. Vouloir se rendre dans le quartier Crumlin depuis le centre-ville en bus devient presque mission impossible. Il faudrait prendre le bus 27 ou 151, selon Google Maps. « Des conneries, pour un agent de la RATP locale. Mieux vaut trouver le numéro 150. » « Ce n’est pas vrai » , répond un autre, qui nous assure que le 48 est de loin le meilleur. Une décision s’impose alors : prendre un taxi.
Entre deux quartiers populaires coule un fleuve
Après plusieurs minutes passées à tenter de doubler les bus et les camions en longeant le Liffey, le chauffeur ne peut se retenir de poser sa question : « Mais qu’est-ce que vous, Français, allez faire à Crumlin ? » Alors on lui explique. La simple évocation du nom de Robbie Keane dessine un large sourire sur son visage. « Quel joueur, quel respect j’ai pour lui ! Quand vous voyez d’où il vient et ce qu’il est devenu, on ne peut que respecter. » Il se lance dans une description du Tallaght des années 90, là où vivait Robbie Keane quand il n’était pas encore un adolescent. Un quartier très pauvre selon lui, gangrené par le chômage et le trafic de drogue. Mais depuis son essai, brillamment validé, au Crumlin United à l’âge de douze ans, l’actuel attaquant du Los Angeles Galaxy avait pris l’habitude d’écourter ses séjours à Tallaght pour se rendre plusieurs fois par semaine à Crumlin, plus au centre. « C’est également un quartier très populaire, spécial, car très différent du reste de la ville. Vous allez voir, on a presque l’impression d’être dans un petit village. Tous les gens se connaissent » , explique Mark, taxi driver.
Génial et arrogant
Une fois arrivé là-bas, un guide particulier nous attend : Larry Fox. Celui qui a repéré Robbie Keane à douze ans et qui l’a conduit jusqu’à son premier club professionnel. Lui est partagé entre la nostalgie et la fierté. « Tout s’arrête mercredi, c’est étrange quand même » , soupire-t-il. Il démarre sa voiture et nous conduit au centre d’entraînement, pour voir la pelouse où il a repéré l’ancien capitaine de l’Irlande un jour de juillet 1992. On traverse alors un quartier, fait de maisons en briques, qui donne l’impression que chaque rue est identique à sa voisine. Larry s’arrête et nous indique une maison. Celle où il a habité pendant plusieurs années et où il faisait à manger à Robbie après les entraînements. À quelques pas se trouvait la maison des parents de Trevor Beatty, son meilleur ami d’enfance. Lui se souvient d’un garçon obsédé par une seule chose : le football. « J’habitais pas très loin de chez Larry qui est un ami de ma famille. Avant et après tous les entraînements, Robbie venait frapper à ma porte pour jouer au foot, il ne pouvait jamais s’arrêter. » Les entraînements qui se déroulaient trois fois par semaine, le numéro 9 irlandais les voyait comme un moment presque sacré. « Vous savez comment on est quand on a douze ans. Même quand l’entraînement commence, on a tendance à rigoler. Mais lui, dés cet âge-là, il était très sérieux. Ça nous marquait déjà à l’époque. Une fois qu’il avait enfilé ses chaussures, c’était fini. Il ne rigolait plus et il passait son temps à nous motiver et nous engueuler. » L’entraînement terminé, Trevor se souvient que l’ancienne star des Spurs de Tottenham devenait presque arrogant. « Il était au-dessus des autres et il le savait. Mais il ne voulait pas s’arrêter. À la fin de l’entraînement, il avait un rituel. Il nous demandait de venir essayer de lui prendre la balle. Personne n’y arrivait, et ça le faisait bien marrer. »
« Si on veut réussir, il faut qu’on ait aussi faim que lui »
Larry nous amène ensuite au centre d’entraînement. Fait de plusieurs bâtiments modernes, il ressemble presque à une structure de club professionnel. « Tout ça, on le doit à Robbie, on a touché pas mal d’argent grâce à ses différents transferts. Je pense qu’on a aujourd’hui la plus belle pelouse synthétique de Dublin » , explique son ancien entraîneur. Sauf que ce n’est pas cette pelouse qui intéresse Larry, mais celle qui se situe un petit peu plus haut. Là où il a découvert Robbie lors d’une « Coupe du monde des jeunes » qu’organise chaque été le Cremlin United. « Il jouait avec le maillot des Pays-Bas. En deux minutes, j’ai compris qu’on avait affaire à un phénomène. À la fin du tournoi, je suis allé voir son père et je lui ai dit qu’on pouvait s’occuper de Robbie. » Lorsque Larry foule cette pelouse, les souvenirs reviennent, il est intarissable : « Vous voyez, sur ce terrain, il y a trois équipes qui s’entraînent. Ça fait presque cinquante gamins. Vous seriez venu il y a trente ans, au moment où il jouait, vous l’auriez repéré tout de suite. Il mettait une telle intensité dans ses entraînements, une telle implication, il bougeait partout. Il engueulait ses coéquipiers à la moindre mauvaise passe. Pour un gamin de douze ans, c’était incroyable. »
Quand on demande à Larry la première chose qui lui vient à l’esprit lorsqu’il pense à Robbie Keane, il n’hésite pas une seule seconde. « Son caractère ! Dès le premier entraînement, il m’a dit qu’il voulait être joueur pro et qu’il allait le devenir. Ça n’a jamais changé. Il parlait de ça à chaque fois que je le voyais. » Sur le terrain, Larry nous présente Evan O’Callaghan et Liam Kane, deux joueurs de l’équipe des U15, eux aussi marqués par le parcours de celui qui va mettre un terme à sa carrière ce soir. « Il a représenté l’Irlande dans les plus grands clubs d’Europe, et il a montré que les joueurs irlandais pouvaient s’imposer dans les grands championnats européens, c’est un modèle à suivre pour nous » , explique Evan O’Callaghan. Liam Kane insiste aussi sur le caractère de Robbie Keane : « Quand il donne des interviews, on voit qu’il a beaucoup de personnalité. Il parle toujours de travail et de se donner à 100%. C’est important de voir ça, car ça nous montre que si on veut réussir, il faut qu’on ait aussi faim que lui. »
« On n’a jamais revu quelqu’un comme ça depuis… »
Avant de partir, Larry tient absolument à nous offrir un thé. Mais, dans le coin, difficile de faire le chemin qui mène du terrain aux vestiaires lorsque l’on s’appelle Larry Fox. Il faut s’arrêter et saluer tous les gamins que l’on croise. « On est un club très familial. Ici, on essaie de rester au plus proche des enfants, même quand ils ne sont pas là pour l’entraînement. On ne les aide pas seulement sur le terrain, mais on leur donne des conseils pour la vie de tous les jours. » À la buvette, on fait la rencontre du président et entraîneur de l’équipe première du club, Martin Loughran. Quand on évoque Robbie Keane avec lui, il tient à exhiber quelque chose de précieux : le téléphone portable de l’intendant du club. Dessus, une photo de son propriétaire en compagnie de Sir Alex Ferguson. « Il est venu en personne au club il y a quelques années, quand il était encore manager de Manchester United. Mais ce n’était pas pour Robbie Keane, c’était pour Paddy Lee, un de nos jeunes talents. » Le rapport ? « Paddy Lee était plus doué que Robbie, c’est sûr. Ferguson l’évoque dans un de ses récents bouquins. Mais il avait quelque chose en moins : la mentalité. Il n’a jamais pu assumer au haut niveau. Robbie était à fond à chaque entraînement depuis ses douze ans, on n’a jamais revu quelqu’un comme ça depuis. C’est le plus bel exemple qu’on puisse donner aux jeunes. »
En nous raccompagnant jusqu’à la sortie du centre, Larry tombe sur deux éducateurs. Ils organisent le grand déplacement de mercredi à l’Aviva Stadium, où plus de 250 membres du club seront présents pour saluer une dernière fois leur modèle. « On essaie de savoir qui va être le chauffeur du bus demain. C’est toujours dur, car ça implique de ne pas boire, et vous savez ce qu’on dit ici : « Si les buveurs de bière dominaient le monde, l’Irlande serait la première puissance mondiale » » , plaisante l’un des éducateurs. En plus, les 250 membres seront présents à une place stratégique, juste derrière les buts. « On a préparé un grand tifo pour lui, s’il pouvait marquer sur notre but pour son dernier match, ce serait fantastique » , rêve Larry. Sans doute la plus belle manière qui soit de boucler la boucle. Mais pas de trouver un volontaire pour ramener le bus à bon port. Comment dit-on « chou-fleur » en gaélique, déjà ?
Par Charles Thiallier, à Dublin