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Le retour de Griffa, maître de Bielsa
Après des années passées à donner des conférences et écrire des bouquins sur la formation de jeunes joueurs, Jorge Griffa est à presque 80 ans de retour à la tête d'un centre de formation, celui d'Independiente. Pas spécialement connu hors d'Argentine, celui qui a couvé et lancé Marcelo Bielsa est une grande référence au pays du football. Révolutionnaire en son temps, sa méthode a déjà fait ses preuves à Newell's et à Boca Juniors.
C’est l’année 1982 à Rosario, le retour de la démocratie approche en Argentine, et Marcelo Bielsa se balade dans les rues piétonnes de sa ville natale, quand il tombe sur Eduardo Bermúdez, un ancien coach à lui chez les jeunes de Newell’s Old Boys. La discussion est lancée, et l’actuel entraîneur de l’OM, à la recherche d’un billet d’entrée dans le monde du foot professionnel après son échec en tant que joueur, apprend que son interlocuteur laisse sa place au centre de formation pour aller diriger Central Córdoba, une autre équipe de la ville. Ni une, ni deux, le duo prend la direction du bureau de Jorge Griffa, directeur du centre depuis son retour d’Europe en 1972.
Après douze ans en Espagne – dix à l’Atlético Madrid et deux à l’Espanyol – le maître est rentré chez lui pour s’occuper des jeunes, ce qui lui vaut d’être traité de « fou » par le jeune Marcelo Bielsa, fasciné depuis toujours par le football européen. Griffa est séduit par la détermination de celui que l’on surnomme encore El Cabezon et décide de le prendre sous son aile. Une paire de fous est née. Elle transformera en profondeur Newell’s et le football argentin en général. Avec le temps, Bielsa s’en ira répandre sa folie et ses concepts au Mexique, au Chili, en Espagne et en France, aujourd’hui à Marseille. Griffa, lui, ne quittera jamais le football local. À bientôt 80 ans, il vient même de reprendre du service, à Independiente, le troisième « grand » d’Argentine après Boca et River.
« On aurait dit un camp d’entraînement militaire »
En entrant à Rosario, Jorge Griffa fait un constat : « Les Argentins croyaient qu’ils étaient naturellement les meilleurs. Les idoles dans les années 70 étaient les joueurs doués et fainéants. La formation était négligée, et le football était encore considéré comme un sport individuel. » Depuis ses origines, le foot argentin s’oppose au style britannique, élitiste, discipliné, méthodique et physique. Il est, au contraire, guidé par les lois du potrero : l’improvisation, la spontanéité, l’exploit individuel. Les meilleurs seraient ceux qui viennent de ces potreros et non des écoles de foot. « Ils sont le produit de cette liberté qui leur permet d’improviser, de créer, de sortir des normes imposées par les pédagogues du football » , écrit Eduardo Archetti. En prenant la tête du centre de formation de Newell’s, Griffa veut changer radicalement cette mentalité. « J’ai apporté d’Europe des concepts nouveaux pour nos gamins : l’effort, le sacrifice, le dépassement de soi. » Des mots qui parlent à son disciple, Marcelo Bielsa, joueur limité mais prêt à tout pour se faire une place au plus haut niveau.
Sur les terrains d’entraînement de la Lepra apparaissent des objets nouveaux : des manches à balai plantés au marteau, du ruban adhésif. « On aurait dit un camp d’entraînement militaire » , se souvient Carlos Picerni, entraîneur au centre à cette époque. D’un côté, le travail physique, d’une grande exigence. De l’autre, les dispositifs tactiques, des exercices très répétitifs, basés sur le mouvement perpétuel. Il faut répéter les gestes basiques pendant des heures, jusqu’à l’automatisation. Passes, contrôles, centres, tirs, jeu de tête. Et le travail paye. La Lepra est championne d’Argentine en 88, 90 et 92 et vice-championne d’Amérique en 88 et 92 avec des équipes composées uniquement de joueurs formés au centre. « À partir de rien, on a fait du centre de formation de Newell’s la grande référence du pays. Tous les autres clubs nous ont copiés, et Newell’s s’est installé à la table des grands. Avec les mêmes principes et les mêmes résultats, j’ai répété l’histoire à Boca » , sourit fièrement le maître depuis son appart plein de trophées de Recoleta, quartier chic de Buenos Aires. Avec Griffa au centre et Bianchi chez les pros, Boca a écrit, entre la fin des années 90 et le début des années 2000, l’une des plus belles pages du foot argentin.
Sillonner le pays
Mais « européaniser » le foot local n’était que la deuxième partie du plan de Griffa, qui visait aussi à conserver les gènes argentins des jeunes footballeurs. « Il faut d’abord chercher les talents, avant de les purifier et de leur ajouter cette dimension physique et tactique. » La théorie du maître : l’Argentine regorge de Messi et de Maradona potentiels, suffit de les trouver et de les convaincre. Et pour cela, Griffa est prêt à tout. Comme diviser le pays en 70 régions et envoyer Bielsa y placer des recruteurs en Fiat 147. Ou faire 200 bornes pour aller frapper à la porte des Pochettino à 2h du matin et convaincre le daron d’envoyer Mauricio à Newell’s plutôt qu’à Central, le grand rival de Rosario. Ou encore tourner en rond dans les villas – les bidonvilles – pour mater les gamins s’entre-déchirer sur des terrains caillouteux. « Je faisais tellement de kilomètres que pour économiser de l’essence, je la mélangeais avec d’autres produits liquides, jusqu’à ce que le moteur de ma bagnole me lâche. Je faisais des journées de 7h-22h, du lundi au dimanche. J’étais tellement concentré là-dessus que j’ai oublié de vivre. »
Avec les petits clubs de l’intérieur du pays, le formateur négocie. Si l’enfant recruté arrive en première division, c’est telle somme. S’il y joue 10 matchs, telle autre somme. À Boca Juniors, Griffa avait autrement plus de moyens financiers et humains à sa disposition, mais il n’a jamais perdu son amour de la détection. « Je vais retourner dans l’intérieur du pays pour offrir aux clubs amateurs des éléments de formation, produits d’un demi-siècle d’expérience dans le milieu, et en échange ces clubs devront envoyer leurs meilleurs promesses à Independiente. Cela a marché avec Newell’s et Boca, ça marchera avec Independiente. » En difficulté depuis de longues années et de retour l’année dernière de l’enfer de la deuxième division, le Roi des Coupes n’attend que ça. Jorge Griffa, lui, est plus motivé que jamais : « Seul Dieu pourra m’éloigner du football » .
Par Léo Ruiz, à Buenos Aires