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Le récit tactique de la saison 2009 de Yoann Gourcuff

Par Maxime Brigand
14 minutes
Le récit tactique de la saison 2009 de Yoann Gourcuff

Absent des terrains depuis janvier 2019, Yoann Gourcuff est à 33 ans un homme paradoxe, qui s’est progressivement perdu dans la souffrance, les blessures et des luttes intimes. Cela ne doit pas faire oublier la plus belle saison livrée par un joueur de Ligue 1 lors de la première décennie des années 2000 : celle du milieu français avec les Girondins de Bordeaux lors de l’exercice 2008-2009.

Que conservons-nous de Yoann Gourcuff ? Avant tout, des images rangées que l’on aime projeter sur le mur blanc de l’intérieur de nos crânes : sa maîtrise unique du contrôle porte-manteau, sa manière singulière de contrôler le ballon comme s’il le caressait avec prudence, cette façon d’avancer sur le terrain comme s’il était toujours au bord de l’effondrement physique, cette tête levée, ces chevilles tournées en permanence vers l’intérieur, cette conduite de balle du bout du pied gracieuse comme s’il jouait avec un ruban adhésif accroché au bout des crampons, un ensemble de détails infimes qui ont un temps posé devant la porte de la France du foot un panier de fantasmes. Un rythme, aussi : des courses lentes et rapides, une cadence patiente.

 Il y a deux, trois secondes où j’ai vécu une situation bizarre. Le ballon n’était pas pour moi. Il n’était pas non plus pour mon adversaire direct. En fait, il n’était à personne. Ambigu.

Puis, un look, une allure, une gueule. Tout était là sur la table : le jeu et le style. Octobre 2008. Alors qu’il n’est qu’au début de son aventure bordelaise, Gourcuff se présente face à Toulouse, au stade Chaban-Delmas. À la vingt-neuvième minute de la rencontre, le voilà entre trois joueurs du Téfécé avant de déclencher son enchaînement préféré : feinte de frappe, ballon glissé derrière la jambe d’appui, frappe. Ce qu’il a vécu sur l’instant : « Il y a deux, trois secondes où j’ai vécu une situation bizarre. Le ballon n’était pas pour moi. Il n’était pas non plus pour mon adversaire direct. En fait, il n’était à personne. Ambigu. » Derrière, changement de cadre : Yoann Gourcuff ne va soudain plus s’appartenir. Parce que la France avait désespérément besoin d’un espoir après un Euro 2008 annonçant le cataclysme à venir deux ans plus tard à Knysna, parce qu’elle voyait en lui l’homme providentiel, parce qu’elle s’est amusée à le déguiser en sex symbol après l’avoir vu en caleçon dans la foulée d’un match contre Valenciennes. Or, le Breton rêvait d’une vie à l’ombre. « Je n’étais pas préparé à cette surmédiatisation, glissa-t-il il y a quelques années à Stade 2. Ça ne me ressemble pas, ce n’est pas moi. J’ai subi les choses, je n’ai pas choisi que ça se passe comme ça. Au fond, être exposé comme ça, ça me gêne plus que ça me fait plaisir. » Il était déjà trop tard et il faudra le dire aux générations qui viendront : un jour, la France du foot a perdu Yoann Gourcuff. On sait comment, on sait pourquoi, mais il ne faut pas oublier combien. Rembobinons.

« Je feinte les mecs »

En arrivant à Bordeaux lors de l’été 2008, Gourcuff est un souvenir : celui d’un gosse génial, parti au Milan à l’âge de vingt ans et qui revient alors en France pour remplacer un Johan Micoud en fin de contrat et en fin de carrière. Au moment de le voir revenir au pays, certains se souviennent de l’ado qu’il était, notamment Patrick Papin, son directeur au centre de préformation de Ploufragan : « À la journée de détection, j’ai tout de suite remarqué Yoann. Je le revois discuter avec ses copains, pendant les temps de pause. Il leur parlait, mais il continuait à jongler en même temps. Il avait toujours le ballon dans les pieds. Si la passe est un cadeau, lui était un vrai père Noël. Il était toujours au service du collectif. » Yoann Gourcuff n’a jamais vu le foot autrement qu’à travers ce prisme. Il en a même construit un rêve : un football qui se jouerait alors sans dribble.

« Sur un terrain, seul, je ne suis rien, soufflera-t-il un jour à L’Équipe. Mes qualités sont faites pour jouer avec les autres. Je ne suis pas le genre à jouer à la Cristiano Ronaldo ou à la Ribéry, qui prend le ballon et dribble vingt-cinq mecs. Ce ne sont pas mes qualités. Et cela ne fait pas partie non plus de ma façon d’envisager ce jeu-là. Dans mon football idéal, il n’y a pas de dribble. Juste des passes. Pour moi, si on ne dribble pas, c’est positif. Parce que cela veut dire qu’il y a du mouvement, des partenaires disponibles, des décalages possibles… » Gourcuff fils tient ça de Gourcuff père et d’une enfance à jouer, le plus souvent du temps, avec des mecs plus vieux que lui. Interrogé par Vikash Dhorasoo pour So Foot en avril 2018, il disait alors : « Je n’étais pas le plus costaud, donc il a fallu que je trouve des astuces pour m’en sortir. Dans ces cas-là, tu es obligé d’anticiper et de voir les choses avant les autres. Je n’ai jamais réussi à jouer le un-contre-un. J’arrive à passer l’adversaire quand je suis presque de dos en faisant une rotation, je feinte les mecs, mais je ne faisais pas de dribbles pour perforer les lignes ou dans l’objectif d’aller le plus vite possible vers le but. » Tout Yoann Gourcuff est là.

Cerise, fractions de seconde et Xavi

Lorsqu’il arrêtera sa carrière pour de bon, peut-être bientôt, Gourcuff n’ayant plus foulé la moindre pelouse depuis le 20 octobre 2018, c’est alors probablement avec un seul maillot que l’on illustrera les papiers hommages : celui des Girondins de Bordeaux, avec qui Yoann Gourcuff a livré la saison la plus aboutie de sa carrière, peut-être la plus belle livrée par un joueur dans le championnat de France au cours de la première décennie des années 2000. Aujourd’hui encore, rien ne peut entamer la nostalgie qui nous attrape à l’heure de revoir certaines images, certains gestes, certains matchs, des moments où Gourcuff nettoyait avec une précision de joaillier le moindre ballon passant entre ses pieds.

Je voulais que ce soit joli, faire les choses bien. Tous les trucs de guerriers, de combativité et de duel, ce n’était pas mon truc. J’ai toujours voulu prendre soin de la balle au tennis et du ballon de foot, presque le « caresser », être en harmonie avec lui.

2008-2009 : un exercice complet durant lequel le meneur de jeu aura été la cerise d’un gâteau cuisiné par Laurent Blanc et Jean-Louis Gasset, l’homme qui faisait la différence, celui pour qui on allumait la télé et que l’on voulait tous voir. Pourquoi ? Peut-être avant tout parce qu’il incarnait une certaine idée du foot : celui du bruit des frappes, de l’odeur de gazon coupé, celui du mur installé chez ses parents et grâce auquel il est devenu l’un des footballeurs les plus complets techniquement de sa génération. Explications données en juin 2018 à Ouest-France : « En semaine, le soir, je passais des heures à faire du mur, c’est-à-dire faire des passes contre le mur.(…)Ce que j’aimais, c’était le ballon. Le contact avec le ballon. Au tennis, j’étais passionné par la balle. J’y ai joué assez longtemps d’ailleurs. Tout ce qui est balle, ballon, être dans l’action, faire des choses en mouvement, manipuler, toucher le ballon m’intéresse énormément, me procure du plaisir depuis tout jeune. Par rapport au tennis, le foot avait en plus cette notion de sport collectif, cette possibilité de faire des passes à tes coéquipiers. » À un détail près : Yoann Gourcuff ne voulait pas simplement faire des passes. « Je voulais que ce soit joli, faire les choses bien. Tous les trucs de guerriers, de combativité et de duel, ce n’était pas mon truc. J’ai toujours voulu prendre soin de la balle au tennis et du ballon de foot, presque le « caresser », être en harmonie avec lui. »

Dès son premier match officiel chez les Girondins, un Trophée des champions gagné face à l’OL à Chaban-Delmas en août 2008, c’est cette version du milieu français qui apparaît. Sa deuxième prise de balle débute par un contrôle porte-manteau délicieux, suivi d’un classique de son répertoire : attirer un ou plusieurs adversaires sur son dos, avant de décaler vers un coéquipier.

Placé en dix à la tête d’un milieu en losange par Blanc, Gourcuff est un point d’appui essentiel pour sortir le ballon proprement : ici, il contrôle le ballon dos au but, attire deux joueurs et va décaler Wendel.

Situation similaire avec un Gourcuff cette fois face au but, qui va attirer Toulalan avant de décaler Wendel.

Trouvé entre les lignes par Henrique, Gourcuff analyse rapidement la situation et remet en une touche vers Alou Diarra.

Cette façon d’aimanter l’adversaire afin de déclencher au bon moment et d’ouvrir des espaces à ses coéquipiers, Gourcuff l’a évidemment pris de Zidane, mais aussi de son passage au Milan, qui lui a permis d’avoir « des fractions de seconde d’avance par rapport aux autres ». Il l’a aussi copiée sur Xavi, l’un de ses modèles : « Ce qu’il faisait bien, c’est aspirer l’adversaire et se servir de ça pour s’engouffrer ensuite dans l’intervalle qu’il a créé. Il aspire, puis il part dans l’autre sens.(…)J’aime bien aller dans le sens inverse de ce que pense l’adversaire, le déséquilibrer. » Yoann Gourcuff savait simplement avant les autres. Il comprenait vite, bien et maîtrisait à merveille l’espace et le temps avec une quête permanente : fluidifier autant que possible le jeu. C’est ce qui fera justement dire à une époque à Xavi, un type qui estime que l’intelligence d’un joueur se mesure à sa « capacité de réaction et d’adaptation à un problème jamais rencontré », que Gourcuff était simplement « au-dessus de tous les autres ».

L’essence du foot et l’homme qui faisait courir la balle

Jean Gallice, son sélectionneur lors de la conquête de l’Euro U19 en 2005, n’a jamais raconté autre chose : « Yoann, c’est quelqu’un qui a compris l’essence du football. » À Bordeaux, Gourcuff a surtout trouvé des mecs avec qui discuter balle au pied – Marouane Chamakh, Fernando, Alou Diarra, Matthieu Chalmé, Yoan Gouffran, Fernando Cavenaghi, entre autres – et un coach avec qui il partageait une vision du foot : Laurent Blanc, qui va installer Gourcuff au cœur des circuits d’un 4-4-2 losange qui se transforme en 4-2-3-1 lors des gros matchs (où Gouffran prend alors la place de Cavenaghi), à l’intérieur duquel Fernando est l’autre pilier essentiel. Au moment de déplier le fil d’une saison à trois trophées collectifs (Trophée des champions, Coupe de la Ligue, Ligue 1) et deux récompenses individuelles (meilleur joueur, plus beau but) pour le Yoann Gourcuff des Girondins, il y a évidemment des flashs : une lucarne trouvée contre Caen dès la première journée, un exploit technique face à Toulouse, une mi-temps fabuleuse à Rennes, un enchaînement magnifique au Havre, un match royal face à Chelsea en C1, une belle demi-finale de Coupe de la Ligue au Parc…

Il y a surtout une copie, sans aucun doute la plus propre rendue par Yoann Gourcuff au cours de sa carrière : la démolition du PSG (4-0), le 11 janvier 2009. Si cette rencontre est aujourd’hui scotchée au fond des têtes, c’est évidemment avant tout pour le but exceptionnel marqué par le milieu français à vingt minutes de la fin et qu’il a raconté en détails à So Foot en 2016 : « Quand Matthieu Chalmé me passe le ballon, je regarde où sont placés les adversaires et je vois qu’il y a pas mal de monde. Je sens Sylvain Armand arriver. Du coup, je fais une roulette pour me mettre entre lui et le ballon, et puis après, je me retourne face au jeu. Traoré arrive vite, je suis obligé d’aller très vite. Je fais un double contact très rapide et je m’ouvre le chemin du but. Sur l’appui d’après, je mets un pointu, car j’ai un autre défenseur qui arrive pas très loin derrière. Avec de la réussite, ça va au fond. » Mais attention : réduire Gourcuff à des éclairs ne peut suffire à le définir.

Ce match face au PSG est parfait, car il permet de complètement comprendre quel joueur complet était celui qui quelques mois plus tôt venait de gagner sa place chez les Bleus au terme d’un excellent match face à la Serbie. Premier élément qui relie de nouveau Gourcuff à Zidane : sa propension à démarrer ses actions côté gauche, avant de se déplier horizontalement et d’aider constamment à la formation de triangle pour faire progresser le ballon.

Second élément : Gourcuff permet à Bordeaux de ne jamais se désorganiser, car il joue simple. Contrôle, passe, appel…. Contrôle, passe, appel. Tout ça en en deux ou trois touches de balle maximum (une pour s’orienter, une ou deux pour déclencher). Une seule suffit souvent. Lorsqu’il a le ballon dans les pieds, il permet ainsi à ses potes de s’organiser autour de lui et à son équipe de contrôler l’adversaire. Au cours de la saison 2008-2009, les Girondins ne vont d’ailleurs qu’être rarement dominés, si ce n’est à Stamford Bridge (4-0), lors d’une sortie de route à Toulouse (3-0) ou lors d’une première période à Rennes quelques jours après une finale de Coupe de la Ligue gagnée contre Vannes. Il y aura aussi un match à Monaco, en décembre, où les Bordelais vont se retrouver menés 3-0 en début de seconde période avant de renverser la rencontre et de s’imposer (3-4) grâce notamment à un Gourcuff double passeur décisif et XXL sur le quatrième but des siens inscrit par Cavenaghi. XXL car, au contraire de Zidane, Yoann Gourcuff ne va que rarement sortir du bloc équipe dans les phases défensives et, à Monaco, c’est lui qui ira gratter le ballon dans les pieds de Freddy Adu avant de décaler Cavenaghi dans le rond central.

Face au PSG, Gourcuff va aussi être remarquable dans son investissement défensif et montrer toute sa polyvalence dans ce registre.

Alors que Matthieu Chalmé est éliminé, Yoann Gourcuff suit le débordement de Sylvain Armand.

Après un coup franc parisien, Gourcuff est à la retombée et trouve directement Chamakh côté gauche.

Une fois le ballon perdu, Gourcuff n’arrête jamais ses courses et vient souvent cadrer le porteur de balle, ce qui permet à ses coéquipiers de se replacer. Encore une fois, il assure l’équilibre de son équipe.

Retour au match face au PSG : si le but inscrit par Gourcuff est une merveille, il ne faut pas oublier qu’il est aussi à la récupération du ballon au départ de l’action.

Troisième élément : Gourcuff ne court jamais dans le vide. Son objectif premier est de faire courir la balle, de ne lui autoriser aucun temps mort. Ainsi, il faut le voir briller dans l’art de l’appel/contre-appel, dans la gestion des renversements de jeu comme sur le but de Cavenaghi face au PSG dont il est au départ, et dans sa capacité à combiner verticalement dans les petits espaces, notamment avec Chamakh (qui a oublié le triple une-deux entre les deux hommes face à Rennes ?). Yoann Gourcuff possède surtout une variété technique qui lui permet de surprendre sur chaque séquence. Le Français excelle également sur coups de pied arrêtés et aura fait basculer de nombreuses rencontres sur de telles situations en jouant soit court sur la tête de Cavenaghi, soit plus long vers Souleymane Diawara ou Chamakh, soit en frappant directement comme à Rennes.

Le foot à l’état pur

Le soir de la victoire à Rennes, Laurent Blanc aura alors ces mots : « Quand vous avez un joueur comme ça, capable non seulement de bien faire jouer les autres, capable aussi d’installer de la crainte dans la tête des adversaires, mais également capable de marquer des buts, ça fait beaucoup… » Difficile de faire plus complet que son exercice 2008-2009, une saison à neuf buts et treize passes décisives. Puis, patatras. La pression médiatique, les blessures qui arrivent (« J’ai l’obligation d’être en bonne forme physique, car mon jeu demande beaucoup de mouvement, de disponibilité »), un statut qui déborde. Gourcuff s’est ensuite progressivement éteint, dès sa deuxième saison en Gironde et ne reviendra que par fulgurances. Un mystère épais à plusieurs bandes entre le traumatisme de Knysna, la complexe adaptation à un club dopé à la culture de la gagne (Lyon) alors qu’il se définit comme un artiste de la « culture du plaisir », des flous tactiques (Gourcuff préfère évoluer dans un 4-2-3-1 que dans un 4-4-2 losange où il doit souvent redescendre chercher le ballon très bas pour exister), un corps qui hurle…

« C’est un joueur malheureux qui aimait profondément le foot », regrette son avant-dernier entraîneur à Dijon, Olivier Dall’Oglio, qui raconta un jour une scène symbole au Figaro : « Un jour, je l’ai vu se blesser, il était à côté de moi, il a fait un échauffement et il s’est déchiré le muscle. Ce n’était pas une élongation, Yo ne bougeait plus. Je ne vous mens pas. Verdict : IRM et déchirure. » Que retenir aujourd’hui de Gourcuff ? Peut-être avant tout qu’un jour, lorsqu’il faudra découper une photo du foot français du début de siècle et qu’on nous demandera un visage pour le définir, certains refuseront le débat et tendront un cliché de Yoann Gourcuff. Un type à qui on aime imaginer un destin parallèle, en relayeur, libre d’inventer, d’équilibrer à sa guise, d’ordonner le désordre, de maîtriser le temps, de conjuguer le foot à la passe, capable de savoir quoi faire au moment parfait et de se remettre de nouveau en slip sur un gazon, avec le sourire du gosse qui répète ses gammes en frappant contre le mur de la maison familiale. Gourcuff, c’était le mec d’avant les stats, un joueur qui ne se chiffrait pas, un gars qui avançait aux sensations et à l’instinct. Gourcuff, c’était le foot à l’état pur, tout simplement.

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