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Le professeur et le mister
Au début de l'année 1988, Claude Le Roy soufflait le nom d'un certain George Weah à l'oreille de son ami Arsène Wenger alors en route pour son premier titre de champion de France avec l'AS Monaco. La suite est l'histoire d'une relation père-fils pour la mise en orbite d'une légende.
Arsène Wenger a toujours avancé ainsi. Depuis le premier jour. Il marche, regarde, prend du recul et observe pour ça : fabriquer, éduquer, développer et, finalement, magnifier. L’homme a toujours su se faire entendre et se faire accepter, car il n’a jamais vraiment changé. Il a seulement évolué. Une fois, l’Alsacien a théorisé son approche en expliquant qu’à Arsenal, le club n’achetait pas de stars, mais fabriquait les stars. Publiquement, Wenger n’a jamais tremblé et s’est toujours défendu. Sa méthode lui a donné des succès et a fait de lui, en plus de trente ans de métier, ce que beaucoup désignent comme le meilleur post-formateur du monde. Son ami Damien Comolli, recruteur chez les Gunners entre 1998 et 2004, l’explique avec ces mots : « Il peut faire d’un bon joueur un très bon joueur, et d’un très bon joueur un joueur de classe mondiale. » Pourquoi ? Car Arsène Wenger a une certaine idée du temps et qu’il en a toujours eu. Un gamin qui cavale devant lui, qui tourne autour de dix-huit à vingt et un an, n’est pas un produit lucratif, mais plutôt un choix affiné à faire exploser. Comment ? En entrant dans le détail, en inspectant tous les recoins de l’homme, de la personnalité et en travaillant encore davantage les points forts que les points faibles. La clé du système Wenger est d’abord là-dedans. C’est une idée de la connaissance globale, mais aussi un attrait intime pour l’ouverture. L’Alsacien sait qu’un joueur sud-américain est plus sauvage – plus instinctif, moins cadré tactiquement – qu’un joueur européen qui a souvent été formaté rapidement. Alors, avec son confident intime David Dein, hier vice-président d’Arsenal, mais surtout homme qui a posé Arsène Wenger au sommet d’un football anglais réfractaire à la nouveauté dans les années 90, le Français s’est souvent gavé de compétitions internationales pendant son temps libre. Le football africain a, par exemple, toujours occupé une place à part pour lui. Mais ça, c’était aussi le cas avant Dein. Il faut alors plonger au Maroc, en mars 1988, au cœur d’un triangle décisif : Claude Le Roy, alors sélectionneur du Cameroun et vainqueur de la CAN cette année-là ; Arsène Wenger, en poste depuis huit mois à l’AS Monaco et qui se dirige vers son premier titre de champion de France ; et Henri Biancheri, alors directeur sportif de l’ASM.
La valise, le cadeau de Dieu et les trucs étranges
Sa réputation, Arsène Wenger l’a gagnée par des réussites personnelles, parfois du fait de batailles avec ses dirigeants. Qui parfois ne croyaient plus en certains, mais Arsène, lui, voyait. Il voyait et savait faire confiance. Comme ce jour où, pendant la CAN 88, Claude Le Roy souffle le nom d’un certain George Weah à son ami Arsène. Le jeune adulte est une pépite, un talent brut. Alors, sur les conseils du sélectionneur du Cameroun de l’époque, Biancheri file à Yaoundé où le murmure joue pour le Tonnerre de Yaoundé. Wenger verra aussi jouer Weah. Comment s’est conclu le transfert ? Personne ne sait vraiment, mais beaucoup parlent d’une valise, de milliers de francs versés à diverses parties. Voilà comment Wenger a récupéré Weah. Voilà comment Arsène a décidé de faire de George un homme. Voilà comment l’histoire a démarré. Par un murmure et une main tendue. Weah a déjà quitté le Liberia, pour s’en sortir, mais surtout pour gagner de l’argent histoire d’aider sa famille. En quelques jours, le voilà donc à Monaco qui est alors, déjà à cette époque, autre chose qu’un paradis fiscal, mais plutôt un nid de talents qui vient d’être champion de France devant l’OM de Tapie tant détesté par Wenger. De cette opportunité, George Weah parlera plus tard comme d’un « cadeau de Dieu » . Il ne sait alors pas une chose : Arsène ne se trompe que rarement.
Comprendre la relation fusionnelle entre Arsène Wenger et George Weah revient à se plonger dans l’intime, le regard, l’échange. Luc Sonor se lance : « Quand George arrive à Monaco, à l’entraînement, on se dit que ce n’est pas possible. Le moins bon de tous, c’est George. Et Arsène répond : « Ce gars-là est un phénomène. » On lui répond : « C’est une plaisanterie ? Il est catastrophique. » Il n’arrivait pas à faire une passe. Dans ses dribbles, il était brouillon. Et puis, Arsène le prend en main. Il le fait bosser, bosser, bosser. On restait avec Amoros et on centrait, on centrait. On lui mettait des ballons, il se retournait et il frappait. Après chaque entraînement, Arsène restait avec lui. George, lui, était un bosseur. » À son arrivée à Monaco, George Weah ne parle que football, mais pas un mot de français. Glenn Hoddle et Mark Hateley sont alors ses interlocuteurs favoris. L’homme alterne entre l’hôtel, le centre d’entraînement et passe aussi quelques moments à discuter chez Wenger. Hateley prend la suite : « George faisait des trucs étranges avec un ballon, mais n’était pas régulier. Parfois, c’était impossible pour lui de piéger même un rat mort, honnêtement. Et puis, parfois, il se levait le ballon, jouait avec entre ses deux jambes, éliminait deux mecs, dansait avec le gardien et allait marquer. Arsène voyait surtout ce deuxième aspect. Il n’avait alors aucune expérience, mais c’était un talent brut. » Jusqu’à l’explosion connue ensuite et cette phrase révélatrice de Weah : « Je dois ma carrière à Wenger. »
Et le Mister est né
Brut, instinctif, génial, parfois plus soliste qu’il ne le sera plus tard à l’AC Milan, George Weah explose. Rapidement. « Il avait peut-être besoin de plus de confiance. Tout a basculé un jour où l’on jouait contre une équipe islandaise, le Valur Reykjavic [au premier tour de la C1 1988-89, ndlr]. Le match retour est chez nous. Notre cher George est remplaçant. Mark Hateley est devant et se blesse. Et là, George entre et marque un but de quarante mètres, en pleine lunette et nous qualifie. C’était parti. On a vu ce que valait George (rires). Phénoménal » , reprend Luc Sonor. Wenger rugit, Weah avec. Le Mister restera quatre saisons à l’ASM, remportera son premier Ballon d’or africain en 89, une Coupe de France et disputera aussi une finale de C2 contre le Werder Brême à Lisbonne en 92 (0-2) à la pointe d’une équipe folle (Sonor, Dib, Petit, Gnako, Passi, Ettori, Mendy…) avant de filer briller au PSG. Arsène surveille, mais a déjà réussi sa transformation.
C’est aussi la qualité de Wenger : ne pas vivre sur son passé. Si bien qu’en 1996, alors qu’il vient de s’installer à Arsenal, Weah semble prêt à tout plaquer pour le rejoindre. Le technicien français, lui, a déjà repéré un autre talent brut, un certain Thierry Henry. Le mariage ne reprendra pas, mais peu importe, le respect est éternel. Avec pour sommet ce mois de janvier 96 où l’international libérien reçoit son trophée de meilleur joueur FIFA de l’année 1995. Milan le regarde, lui n’a qu’une seule personne dans le viseur. Arsène Wenger est invité sur scène. George lui transmet ses trophées. « C’est lui qui a fait de moi le joueur que je suis aujourd’hui. Il m’a appris à respecter le jeu, à toujours garder courage et à vivre comme un homme. Il m’a enseigné ce qu’il y avait à savoir sur l’Europe, mais sans jamais oublier mes racines africaines, car il les respectait. Il m’a laissé jouer à ma manière. » Et le mister est né.
Par Maxime Brigand
Propos de Luc Sonor recueillis par FB, ceux de Mark Hateley tirés de Wenger : The Legend.