- Argentine
- 1976-2016, il y a 40 ans
Le premier jour de la dictature argentine
Il y a 40 ans, la junte militaire prenait le pouvoir en Argentine. Le 24 mars 1976, tous les programmes de télévision sont interrompus. Tous, sauf un. La rencontre entre la Pologne et l'Argentine, annonçant les prémices d'une stratégie populiste. Les militaires allaient désormais utiliser le football comme arme de propagande.
25 juin 1978, Mario Kempes danse au milieu de la défense hollandaise pour offrir le but qui conduit l’Argentine à son premier sacre mondial. Le général Videla remet la Coupe du monde au capitaine de la sélection, Daniel Passarella, dans un Monumental en liesse. La dictature réussit son pari après avoir hérité d’une Coupe du monde pas forcément désirée dans ses rangs. À quelques pas de là, l’ESMA (Escuela Superior de Mecánica de la Armada). Le symbole le plus fort de ce qui est caché aux yeux du monde entier à l’époque. Non seulement parce qu’il est le centre clandestin de détention le plus cruel de la dictature, mais aussi parce qu’il représente une énorme contradiction à quelques mètres du stade mythique de River Plate… Là où les célébrations du titre résonnent quand les cris des prisonniers sont étouffés sous la torture.
« Les gens pensaient que les militaires pouvaient être une alternative raisonnable »
Le début des années 70 en Argentine est marqué par le terrorisme d’État. Le pays connaît des épisodes sanglants comme le massacre de Trelew dans la province du Chubut en 1972 (exécution de 16 militants de gauche) orchestré par la « Révolution argentine » d’Alejandro Augustin Lanusse alors au pouvoir. Le retour d’exil de Juan Domingo Perón semble ramener un semblant de démocratie. Pour peu de temps. Une série de mouvements politiques et sociaux vont servir à justifier le coup d’État de la junte avec l’aide de l’organisme paramilitaire de la Triple A, l’Alianza Anticomunista Argentina (Alliance anticommuniste argentine).
Elle est notamment responsable du massacre d’Ezeiza en 1973 quand des snipers de la Triple A, dirigés par le leader José Lopez Rega qui, depuis Madrid, donnait ses ordres, tirent alors sur la foule, piégeant la Jeunesse péroniste et faisant 13 morts et 365 blessés. « Il faut dire la vérité, le coup d’État ne fut pas une si grande surprise. On sentait que cela pouvait arriver à n’importe quel moment, la situation étant telle qu’elle favorisait presque celui-ci, et les gens pensaient que les militaires pouvaient être une alternative raisonnable au gouvernement d’Isabel Martinez » , confie Ricardo Gotta, auteur du livre référence Fuimos campeones (Nous avons été champions), qui retrace la campagne victorieuse de la sélection argentine en 1978. Il poursuit : « Personnellement, je sentais que ce qui allait arriver serait terrible et dangereux. À l’époque, peu de personnes ont mesuré la gravité institutionnelle de renverser un gouvernement élu démocratiquement. »
Une victoire aux oubliettes
Ce 24 mars 1976, toutes les chaînes de télévision interrompent leurs programmes pour donner priorité au coup d’État et à la prise de parole des militaires.
Toutes, sauf une. L’Argentine joue dans le même temps un match de préparation pour sa Coupe du monde en Pologne à Katowice dans le cadre d’une tournée européenne. Après l’avoir emporté 1-0 sur le terrain enneigé de l’URSS grâce à un superbe but d’Hugo Gatti, c’est une autre rencontre de haut niveau qui aurait, ce jour-là, dû attirer l’attention de tout un pays sur les hommes du sélectionneur, militant de gauche et membre du parti communiste, César Luis Menotti. « Je ne pense pas que les joueurs étaient au courant de ce qui se passait dans le même temps en Argentine. De toute manière, Menotti aurait tout fait pour les protéger comme il a fait par la suite. Par exemple, si les militaires se rendaient au camp d’entraînement de la sélection, Menotti faisait en sorte d’éviter un contact direct entre eux et les joueurs. Il voulait qu’aucune relation ne naisse. Pourquoi ? Pour éviter toute pression. Pour cela, il pouvait même adopter une posture complice avec la junte alors qu’idéologiquement, c’était tout l’inverse » , abonde Ricardo Gotta.
Même si le plus important est ailleurs, les images arrivent directement en Argentine accompagnées de la voix du commentateur Fernando Niembro. L’Argentine réalise une grande performance et s’impose 2-1 avec des buts de Houseman et Scotta. Une victoire qui passe totalement inaperçue, mais qui marque une première stratégie autour du football de la part de la dictature, autorisant la transmission de cette rencontre.
La liberté dans le jeu
Une stratégie qu’elle renforce à travers l’organisation de la Coupe du monde deux ans plus tard afin d’améliorer son image comme a pu le faire l’Italie fasciste de Mussolini en 1934. Cette victoire en 1978 est alors une démonstration de force pour la junte militaire, présentant à ses détracteurs la communion entre joueurs et supporters tous unis derrière l’Argentine. Elle reste aussi synonyme d’une tache indélébile pour une superbe génération qui ne se débarrassera jamais des soupçons de corruption. Le célèbre match face au Pérou remporté 6-0 reste toujours en ligne de mire. « Au final, beaucoup de joueurs en ont voulu à Menotti lui reprochant d’avoir masqué la vérité. Mais Menotti a répondu par le jeu. Ce dernier était très offensif et reposait sur la liberté. On peut dire qu’il a imprégné ses idées révolutionnaire de gauche sur le terrain en faisant abstraction du reste, produisant la sensation que cette équipe était celle du peuple » conclut Gotta, faisant allusion au discours d’avant-match de la finale de Coupe du monde face à la Hollande.
« Nous sommes le peuple, nous appartenons aux classes défavorisées, nous sommes les victimes, et nous représentons la seule chose de légitime dans ce pays : le football. Nous ne jouons pas pour des tribunes remplies d’officiers, de militaires, mais nous jouons pour le peuple. Nous ne défendons pas la dictature, mais la liberté. » Une liberté que l’Argentine retrouvera à nouveau en 1983, en même temps que l’ère Maradona, lui le « Menottiste » autoproclamé. 1986 et le Mexique ne sont alors plus très loin…
Par Bastien Poupat à Buenos Aires
Propos de Ricardo Gotta recueillis par Bastien Poupat