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Le monde selon Paul Pogba

Par Maxime Brigand, à Manchester
8 minutes
Le monde selon Paul Pogba

Symbole du retour en forme de Manchester United, l'international français est surtout redevenu un joueur libre de s'exprimer, au rôle défensif plus restreint, et confirme la thèse du joueur impossible à définir. Un joueur qui aimante les ballons, qui le demande sans cesse et qui le fait vivre. Un type qui appartient à une catégorie : celle qu'il est en train de créer, comme prévu.

C’est l’histoire d’un monstre sorti des eaux il y a un peu moins de huit ans. Paul Pogba a alors dix-huit piges, débarque dans le foot pro via un troisième tour de FA Cup à Elland Road et tire déjà, derrière lui, une pile de questions : que raconte exactement ce phénomène ? Que cache cet ado bourré de talent et de culot derrière tant d’arrogance, de confiance ? Le « potentiel » champion pourra-t-il un jour arracher cette étiquette et devenir le footballeur à style unique que certains s’aventurent à vendre ? Quel est ce joueur, au fond ? Un type inclassable, simplement, au sens premier du terme : l’international français a aujourd’hui vingt-cinq ans et n’a toujours pas trouvé de catégorie.

Un jour, il a été rangé aux côtés de Patrick Vieira. « Non, répondait ce dernier en mars 2014, dans France Football.Contrairement à moi, Paul est plus offensif, alors que mon esprit était avant tout défensif. Il joue plus haut, marque plus de buts. Il est également plus fort techniquement que moi et est certainement plus talentueux que je ne l’étais… À mes yeux, il doit évoluer dans un milieu à trois. » Ainsi placé sur le terrain, Paul Pogba est devenu « le prototype du box-to-box » , selon Wayne Rooney, son ancien coéquipier à Manchester United. « Je dis ça, car il peut à peu près tout bien faire. S’il avait davantage de liberté, soit un poste où il n’aurait pas trop à penser aux tâches défensives, il pourrait faire du grabuge. » Donc, s’il n’était que box, finalement, ce que José Mourinho relevait il y a quelques mois : « Jouer libéré des tâches défensives, ce n’est pas être un box-to-box. Lorsque les gens se demandent quelle est la meilleur position de Paul, il faut répondre que c’est un milieu de terrain. C’est tout. » Vraiment ?

Le foot à son essence

Retour à Turin, où le Français a commencé à écrire une histoire à part entre 2012 et 2016 : celle d’un homme venu au foot en refusant le calcul, construit avec le « city stade comme premier centre de formation » , entré en Serie A par effraction et avec le seul plaisir de jouer accroché à la ceinture. Au cœur d’une Juventus mécanique, tenue au tempo par Andrea Pirlo et animée sur les ailes par Kwadwo Asamoah et Stephan Lichtsteiner, Paul Pogba, lui, s’offre rapidement le luxe de sortir du cadre.

Moi, je veux tout faire parce que je pense que je peux tout faire et que l’entraîneur dit que je peux tout faire. J’ai envie de créer quelque chose. De créer le nouveau milieu de terrain.

« Je n’oublierai jamais son premier entraînement à la Juventus, expliquait il y a quelques années Pirlo. Il était jeune, mais on pouvait sentir qu’il était déjà spécial. » Donc, à traiter spécialement. Ce qu’a fait Antonio Conte en laissant son milieu français hurler avec fougue sur le terrain, exiger le ballon et s’agiter sur chaque phase de création. Peu importe comment, Pogba veut en être et s’il est mis de côté, il lève les bras, souffle dans son coin, agite la tête. Insatisfait. Conte attend alors la fin du match et fait le bilan. Après une victoire contre la Sampdoria le 18 janvier 2014, lors de laquelle La Pioche a sorti une passe décisive pour Vidal et une merveille de but, cela donne : « Le but ? Oui, c’est bien… Mais je pense que Pogba peut faire beaucoup mieux. Et je ne plaisante pas. J’ai vu des meilleurs matchs de sa part. Aujourd’hui, le problème, c’est qu’un but brouille la vision d’un match dans sa globalité, mais ça m’énerve quand les gens oublient tout ce qu’il y a eu autour. »

Vidéo

Pogba, lui, prend des notes et grimpe les marches jusqu’à toucher son pic lors de sa dernière saison en Italie. Sous les ordres de Max Allegri, le Français, que ce soit en récupérateur ou en milieu offensif, devient définitivement un joueur dominant, « moderne » selon Conte, et trouve sa liberté dans un positionnement idéal à son expression : à l’intérieur du jeu, entre les lignes, placé en faux pied, un socle parfait pour qu’il puisse swinger comme Francesco Molinari et empiler les diagonales. Surtout, Paul Pogba devient un joueur qui réfléchit, qui pense, qui construit son style et qui ramène le foot à son essence : un jeu qui se nourrit du chaos, du mouvement, où on contrôle un ballon pour le « faire vivre » et non pour l’empêcher de tourner. Invité à se définir dans So Foot avant l’Euro 2016, Pogba fonçait : « J’ai joué avec des mecs comme Andrea Pirlo, ça m’a fait grandir. Ça prouve que je ne suis rien du tout. Des années passées à ses côtés, je suis ressorti plein d’humilité, avec l’envie de suivre ce chemin, de devenir quelqu’un, de faire évoluer les choses.(…)Moi, je veux tout faire parce que je pense que je peux tout faire et que l’entraîneur dit que je peux tout faire. J’ai envie de créer quelque chose. De créer le nouveau milieu de terrain. » José Mourinho a donc raison : Pogba est un milieu impossible à étiqueter. Et alors ?

Plate-forme d’expression et liberté

Alors, il faut le traiter ainsi, tirer sur ses qualités et lui fabriquer une plate-forme d’expression. Problème, si, à la Juve, Pogba jouait avant tout pour se rendre disponible, créer des espaces en attirant les adversaires sur lui et briser des blocs, avec Mourinho, à Manchester United, il a longtemps dû se mettre au service de ses coéquipiers.

Si Mourinho part, je peux vous garantir que vous ne verrez pas un nouveau Pogba. Il n’est pas aussi bon qu’il le pense. Il a du talent, mais son gros problème est sa compréhension du jeu.

Ce rôle castrateur, qui a débouché sur un casse-tête tactique impossible à résoudre pour le technicien portugais, s’expliquait par le système de jeu, mais aussi par la qualité des joueurs censés tenir l’ensemble, les défenseurs axiaux en tête. Car si le trio de centraux de la Juve (Barzagli, Bonucci, Chiellini) permettait à Paul Pogba de jouer plus haut sans se soucier de la qualité des sorties de balle, une doublette Jones-Smalling n’offre pas la même sécurité et oblige donc à plus de prudence.

Après une saison 2016-2017 plus que correcte, Pogba joue alors plus bas, dribble moins, tire moins, marque moins et a vu, la saison dernière, son taux de passes clés redescendre au niveau de ses premières années professionnelles. Au fil de la chute des performances mancuniennes, le champion du monde est devenu une cible facile pour les médias et les supporters : Paul Pogba est une incompréhension, un pion « sans disciple » qui doit payer pour la défaite à West Ham (3-1), pour le nul à Southampton (2-2), pour la leçon reçue face à Tottenham (0-3). Sur le plateau de Sky Sports, Jamie Carragher en profite même pour prendre un pari : « Si Mourinho part, je peux vous garantir que vous ne verrez pas un nouveau Pogba. Il n’est pas aussi bon qu’il le pense. Il a du talent, mais son gros problème est sa compréhension du jeu. » Peut-être que Carragher était en vacances durant la dernière Coupe du monde, qui sait.

« Pogba, c’est un défi de lecture »

Mâchoire grande ouverte, le sourire de Pogba est aujourd’hui brillant. Lui parle de « joie » : le milieu français a l’allure d’un condamné fraîchement libéré du pénitencier. « Nous voilà revenu au temps de Ferguson, annonçait-il fièrement dans Football Focus récemment. Les entraînements, la manière dont on joue et la volonté de passer le ballon montrent que Solskjær connaît bien la maison. On sait comment attaquer, se déplacer. » Surtout, l’entraîneur norvégien, qui avait compris lors de son passage à l’académie la nécessité de placer Pogba au « cœur du jeu » , sait comment utiliser un poumon qui ressemble enfin au joueur fantasmé lors de son retour à Manchester United, en 2016. En neuf matchs de championnat passés dans le 4-2-3-1 de Solskjær, on en est à huit buts (onze depuis le début de saison, déjà son meilleur total), cinq passes décisives (dont trois pour Rashford), une quarantaine de tirs, une quinzaine de tacles réussis et deux passes clés en moyenne par rencontre.

Simple : protégé par la paire Herrera-Matić (deux autres sauvés du début de mandat d’OGS), sécurisé à la relance par un Lindelöf qui n’hésite plus à prendre des risques dans les sorties de balle et aidé par des latéraux plus haut (ce qui lui offre une solution de passe, mais lui permet également de s’ouvrir un espace supplémentaire, comme à son époque de la Juve), Paul Pogba est de retour aux commandes. Lancé en avant, toujours en mouvement, la pieuvre française peut désormais passer son temps à casser les lignes grâce à des temps de passe souvent aussi dévastateurs qu’un passing shot de Rafael Nadal et alimenter les trois cerbères devant lui (Rashford, Martial, Lingard).

C’est un défi de lecture de comprendre ce qu’il va faire. Avec une ou deux touches, il peut donner des ballons de but extraordinaires, notamment au-dessus de la défense. Il voit très vite et est techniquement très au point. On ne peut pas vraiment l’arrêter.

C’est l’art du coup d’approche du tricolore qui prend la parole, et sa prestation à Fulham (0-3) samedi en a été une nouvelle preuve : Pogba est un artiste multi-tâche, hybride, qui excelle en plus dans la gestion des duels, ce qui pourrait être précieux mardi soir face au PSG. « C’est un défi de lecture de comprendre ce qu’il va faire, concluait Claude Puel quelques jours après la défaite de Leicester contre United (0-1), dans un entretien donné au Parisien. Avec une ou deux touches, il peut donner des ballons de but extraordinaires, notamment au-dessus de la défense. Il voit très vite et est techniquement très au point. Il existe des joueurs tellement productifs que l’on organise l’équipe autour d’eux. C’est ce qui se passe aujourd’hui à Manchester United. Il y a Pogba et on fait l’équipe autour de lui parce qu’il est devenu l’élément essentiel du onze. On ne peut pas vraiment l’arrêter. » Lorsqu’il est comme ça, il vit, crie, guide de nouveau. Car c’est ainsi qu’il redevient le gamin du city stade, l’insouciant proactif : qu’il devient quelqu’un, tout simplement, et que Pogba construit son style. Celui d’une nouvelle catégorie de milieu de terrain, comme prévu.

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