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Le monde à l’envers
Contre le Costa Rica, Andrea Pirlo a offert aux esthètes une mi-temps à s'en donner des frissons dans tout le corps. Pourtant l'Italie a perdu. À 34 ans, il va falloir bientôt lui dire adieu. Mais c'est trop dur.
Ses manières à lui ne ressemblent à celles d’aucun autre. Quand il place un ballon au sol, on ne l’entend jamais brailler ni faire aucun signe pour attirer les caméras. Toujours trois foulées légèrement rebondies avant de frapper un coup franc, le visage haut, les cheveux qui balaient les alentours, une frappe de balle qui semble durer des heures et une passe magique, un coup franc insensé, un match qui s’ouvre tout à coup. Comme Pirlo voit le match avec 21 secondes d’avance (le chiffre qui est inscrit dans son dos), il n’a jamais besoin de courir ni de se précipiter. Quand, en première mi-temps de cet Italie-Costa Rica, le milieu costaricien s’interposa entre lui et De Rossi, Andrea se décala calmement sur le côté et distribua des ballons par-dessus la tête des Latinos. Vers la trente-deuxième minute, il nous offrit un chef-d’œuvre. Sur une passe horizontale d’Abate, on le vit allonger le pas comme s’il avait vu quelque chose qui nous dépassait complètement et frappa le ballon d’une seule touche de balle vers une destination inconnue de nous et qui ne tenait pas dans le cadre habituel de nos caméras ou de nos télévisions. Le génie de Pirlo ne s’offre pas aux objectifs distraits et malveillants. Il est beaucoup trop large pour tenir dans une seule image. Si la caméra a toujours une seconde de retard quand Pirlo touche le ballon, c’est parce qu’aucune des machines qu’on inventera, ne sera jamais à la hauteur de la poésie de ce joueur. Pour comprendre Pirlo il faut d’abord s’en éprendre.
Une coquetterie de midinette
À première vue, ce joueur est lent et ses pieds aux pointes écartées semblent le tenir difficilement en équilibre. Toujours loin de l’action, jamais exactement présent à l’instant de vérité d’une frappe décisive, Andrea Pirlo est le contraire du footballeur qui impressionne. Il ne conduit quasiment jamais le ballon et n’attire par conséquent jamais les gros plans des caméras sur lui. Son terrain de jeu se résumant au rond central, il évolue en outre toujours exactement à l’endroit le plus éloigné des tribunes. Quand on est distrait, on l’oublie facilement. On se dit secrètement que ces joueurs italiens pourraient très bien jouer sans lui, que le chef d’orchestre Andrea n’était qu’une coquetterie de midinette donnant un visage plaisant et poétique à un collectif autrement plus redoutable. Comme cet homme qui gigote sur son pupitre le temps d’une représentation, Pirlo est un directeur qui semble inutile. Mais son instrument à lui est invisible. Son violon n’a pas de corde à pincer ni de bois à faire vibrer. Son instrument à lui, c’est le temps. Lesa-Pekka Salonen, célèbre chef d’orchestre et compositeur finlandais, donne la clé de sol pour comprendre la musique et le génie de Pirlo : « L’aspect physique le plus difficile dans la direction d’orchestre est que vous devez être à deux endroits en même temps. Vous devez vous trouver dans le temps réel, exactement dans l’instant présent, pour entendre ce qui se passe, quand ça se passe et comment réagir. Mais vous devez être également un petit peu en avance sur ce qui se passe. »
L’art du tempo
Voilà pourquoi le talent de Pirlo est aussi insaisissable et déconcertant. À la fois dans le présent et dans le futur immédiat, Pirlo est le maître de la cadence. Ce brusque et disgracieux mouvement d’épaule qu’on pensait inutile au milieu de cette mélodie tranquille préparait en réalité l’arrivée des cuivres jusque-là bien tapis dans le silence. Ce pas qui s’allonge et ce ballon qui décolle du rond central pour une destination inconnue étaient en fait une ouverture magique répondant à un mouvement qu’il était le seul à pouvoir anticiper. Cette passe d’Andrea Pirlo au-dessus de tout le monde qui déposa le ballon juste devant Mario Balotelli à la trente-deuxième minute de cet Italie-Costa Rica, ne prit son sens qu’au moment d’arriver à destination. Avec Zidane, Platini et Sušić, Pirlo a transformé la lenteur en vitesse, la nonchalance en intelligence. Avec Balotelli, on n’eut pas le temps d’admirer le chef-d’œuvre, que nous prîmes déjà notre tête dans nos mains pour regretter l’insupportable fausse note du soliste indigne de ce génie. Il contrôla mal son ballon et laissa ainsi échapper l’occasion de prendre l’avantage et de conclure un mouvement en beauté.
Anatomie d’un instant
En fait, ce fut le Costa Rica qui marqua le but qu’aurait dû marquer l’Italie. Sur une ouverture insensée de Júnior Díaz, Bryan Ruiz reprit ce ballon qui avait survolé toute la défense italienne et marqua un but digne de la Juventus de cette année. Ce Costa Rica-Italie était le monde à l’envers. Les Latinos avait défendu haut et embarrassé le milieu italien indigne de son premier match contre l’Angleterre. Pirlo disparut de la partition en deuxième mi-temps, étouffé par les ineptes va-et-vient des remplaçants Cassano, Insigne et Cerci. Au lieu d’attendre patiemment que le chef ne dirigea l’orchestre vers un dernier mouvement et corrigeât ainsi élégamment les fausse notes des solistes italiens, Prandelli choisit de remplacer tout à coup la partition, de changer de tempo et de confier la baguette aux attaquants fraîchement entrés. Faute de goût. Le Costa Rica sut profiter des atermoiements italiens (qui changèrent trois fois de système) et remporta une victoire historique. Bien sûr, ils avaient souffert et étaient émus après cet exploit inimaginable. « Les dernières minutes ont dû être insupportables pour vous ? » demanda un reporter distrait à Celso Borges, l’homme qui avait veillé sur Pirlo pendant tout le match. Le milieu de terrain costaricien, entre deux sanglots de joie, corrigea le reporter naïf. Ce match, en fait, fut l’instant le plus poétique de sa vie. « Non pas du tout, répondit-il. Sur le terrain, on a tellement pris de plaisir à jouer ce match, qu’on aurait aimé que l’arbitre ne siffle jamais la fin. » Hier soir, on a peut-être vu l’avant-dernier match d’Andrea Pirlo dans un Mondial. Pourvu que le temps s’arrête et que le monde prenne ainsi la mesure de la catastrophe qui l’attend. Pourvu que le monde se remette à l’endroit.
Par Thibaud Leplat