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Le Mexique sous influence argentine
L'empreinte des compatriotes de Messi sur le football mexicain est une évidence : leurs joueurs peuplent leurs équipes, leurs entraîneurs dirigent nombre de leurs clubs et même la sélection. Mais le Mexique et l'Argentine, ce sont aussi deux manières de vivre le football bien distinctes, ce qui ne va pas sans frictions.
« Ah, mais vous êtes des dégénérés ! » Ainsi s’était exclamé un supporter de River Plate, après s’être fait confirmer qu’au Mexique, deux fans d’équipes rivales pouvaient s’asseoir côte à côte sans s’écharper. L’anecdote a souvent été racontée par l’écrivain mexicain et grand fan de football, Juan Villoro, qui avait pris place ce jour-là dans les tribunes de l’estadio Monumental pour assister au Superclásico River-Boca. Une réaction qui en dit long sur ce qui sépare les deux pays hispanophones les plus peuplés d’Amérique latine. D’un côté, un pays où « on est » d’un club, attachement viscéral, de l’autre, une terre où on « supporte » simplement ses favoris. « Pour nous, ce qui est décisif, ce n’est pas ce qui se passe sur le terrain, mais le miracle d’être ensemble », a même écrit Villoro dans une correspondance avec l’écrivain argentin Martín Caparros. Les fans d’El Tri ne sont pas par hasard toujours parmi les plus nombreux à assister aux Coupes du monde, alors même que la perspective d’une victoire finale ne traverse l’esprit de presque aucun d’entre eux.
Le Mexique, entre Eldorado et tremplin
Même si la violence s’invite parfois dans les tribunes mexicaines, le pays de la lucha libre vit sa passion de manière assez bon enfant, ce qui se matérialise aussi sur le terrain. « Au Mexique, toutes les équipes veulent prendre l’initiative du jeu, relève ainsi le milieu de terrain argentin Cristian Pellerano, qui a notamment évolué à Tijuana, Veracruz et à l’América (Mexico). C’est pour cela qu’il y a plus de buts, ce n’est pas un rapport à la vie à la mort comme en Argentine, et personnellement, j’y ai pris beaucoup plus de plaisir que dans le football argentin, qui est plus heurté. » Aujourd’hui à Independiente del Valle (Équateur), où il poursuit sa carrière à 40 ans, Pellerano est loin d’être le seul Argentin à s’être épanoui au pays de Memo Ochoa. Rien qu’en 2021, ils étaient 44 éléments à officier dans l’une des dix-huit équipes de LigaMX (nom du championnat mexicain), le plus important contingent étranger. Pour la plupart d’entre eux, le Mexique est un Eldorado, cet endroit où on peut bien mieux gagner sa vie qu’en Argentine, où la santé financière des clubs est souvent précaire. Pour d’autres, plus rares, il peut aussi constituer un tremplin vers l’Europe, comme pour l’ancien Lyonnais César Delgado, passé par Cruz Azul, ou plus récemment, Guido Rodríguez, le milieu du Betis, qui s’est fait un nom à Tijuana puis à l’América, et est aujourd’hui bien installé dans le groupe de Lionel Scaloni.
Ex-défenseur assez viril, Damian Zamogilny appartient à la première catégorie. Arrivé au Mexique en 2001, « el Ruso », son surnom, y a fait presque toute sa carrière (Puebla, Tecos, Atlas…), avant de se reconvertir comme consultant pour TDN, importante chaîne sportive nationale. « Au Mexique, j’ai découvert un football à la saveur distincte, où il y a un goût pour le beau jeu, où tu joues plus libéré, nous dit-il. Alors qu’en Argentine, si tu perds un ballon, toutes les tribunes te tombent dessus. » Quand ils évoquent le Mexique, Pellerano comme Zamogilny parlent aussi d’un accueil à bras ouverts, de qualité de vie pour leurs familles. Un discours également tenu par d’autres étrangers, comme André-Pierre Gignac, alors que les footballeurs vivent plutôt à l’abri de la narco-violence, dans leur bulle de prospérité. « Je dirais même que le Mexique m’a changé, poursuit Zamogilny. Quand je suis arrivé, j’étais une personne beaucoup plus sérieuse, fermée. »
De Menotti à La Volpe
Mais l’Argentine a aussi changé le Mexique. En 1991, quand César Luis Menotti, le sélectionneur argentin champion du monde 1978, reprend en main El Tri, le Mexique ne s’est plus qualifié à une Coupe du monde depuis l’édition argentine (il était pays organisateur en 1986). El Flaco ne passera qu’une grosse année à la tête de la sélection. Assez pour reformater le logiciel national. « En fait, sa sélection ne proposait pas un grand football, note l’ex-international mexicain Roberto Gómez Junco. Mais il a fait à nouveau sentir au joueur mexicain la fierté que représentait de porter ce maillot, un sentiment qui n’existait pas quand j’étais en sélection en 1980-1982. » Sur ces nouvelles bases, El Tri allait amorcer son incroyable série, toujours en cours, de sept qualifications pour le deuxième tour de Coupe du monde de rang. Seul le Brésil dit mieux. Au panthéon des Argentins qui ont marqué le Mexique de leur empreinte, Ricardo La Volpe aurait également sa place. Champion du monde 1978 lui aussi, mais comme troisième gardien, l’homme dont les phases de relance ont influencé Pep Guardiola a réalisé la quasi-totalité de sa carrière d’entraîneur dans son pays d’adoption, où son influence tactique a pris la forme d’un courant, « le lavolpismo », qui a essaimé un temps sur les bancs de LigaMX. En tant que sélectionneur, son Tri avait aussi donné une leçon à l’Albiceleste, en huitièmes de finale du Mondial 2006, avant de céder en prolongation sur un but venu d’ailleurs de Maxi Rodríguez. Une défaite typiquement mexicaine : « On a joué comme jamais, on a perdu comme toujours », comme le dit le proverbe populaire.
Nombre de joueurs venus de Buenos Aires, Rosario ou Córdoba ont aussi marqué et continuent à marquer de leur empreinte Cruz Azul, América ou Tigres. « Le joueur argentin qui arrive s’est en général déjà distingué dans son pays, relève Gómez Junco. Et sa formation est meilleure. Il enrichit nos effectifs par sa qualité, et comme il vient aussi ici pour mieux gagner sa vie, cela le pousse à se montrer extrêmement professionnel. À mon sens, les deux meilleurs gardiens de l’histoire du championnat, Miguel Marín (Cruz Azul) et Miguel Zelada (América), sont ainsi deux Argentins. » Pourtant, au Mexique, un pays où « on aime être avec les autres, sans nous différencier », dixit Villoro, l’Argentin n’a pas forcément bonne presse. Pour les supporters, il semble souvent prisonnier de sa caricature de personnage arrogant à l’égo trop affirmé. « Quelle est la meilleure affaire ? Acheter un Argentin pour ce qu’il vaut et le vendre pour ce qu’il pense valoir », ricane ainsi le Mexique et toute l’Amérique latine.
Une relation amour-haine
Le match décisif de samedi pour le futur des deux grands pays latino-américains dans la compétition sera aussi l’affrontement de deux idiosyncrasies bien distinctes. Au Qatar, il y a d’ailleurs déjà eu quelques échanges tendus entre supporters des deux camps, mais aussi des moments de communion. « En fait, notre relation est d’amour-haine, estime Sergio Preza, fan des Chivas, le grand club de Guadalajara. Je me rappelle ainsi que Menotti a ébahi le pays par sa clarté pour parler de football, et il existe cette idée que les Argentins comprennent mieux le jeu, qu’ils l’expliquent mieux, mais si certains ont apporté, la grande majorité n’a fait que passer ici, ce qui n’empêche pas nos dirigeants de s’accrocher à cet espoir qu’un joueur ou un entraîneur argentin ne transforme leur équipe. » Son ami Victor Villalobos, lui aussi grand fan des Chivas, est du même avis : « On a vu défiler un paquet de profiteurs, mais malgré tout, on continue de leur ouvrir grand nos portes. » Les deux Tapatíos (habitants de Guadalajara) restent toutefois reconnaissants envers l’ex-milieu de l’Albiceleste Matías Almeyda d’avoir guidé Chivas vers son dernier titre de champion, en 2017. Le club qui a la particularité de ne jouer qu’avec des Mexicains avait dominé les Tigres de Gignac.
À l’intérieur des vestiaires, Zamogilny comme Pellerano n’ont jamais senti de défiance de la part de leurs coéquipiers nés sur les terres de Zapata. « Je pense qu’on a une bonne image, de joueurs très professionnels, qui ne supportent pas la défaite », dit le second. Ce que confirme Gómez Junco : « Notre relation est bien meilleure qu’on peut le croire. Les Argentins nous apportent leur goût pour le contact, leur science du jeu et même leur vice. Après, il est vrai que depuis que la limite des cinq étrangers a sauté et qu’un effectif peut compter plus d’une dizaine de renforts extérieurs, il faudrait sans doute mieux sélectionner les recrues. »
Aujourd’hui, deux Argentins présents dans leur camp sont, en tout cas, la cible des critiques des supporters mexicains et d’une partie de la presse : le sélectionneur, Gerardo Martino, sifflé lors du premier match face à la Pologne (0-0), et le naturalisé de fraîche date Rogelio Funes Mori (31 ans), qui pourrait être titularisé face à son pays de naissance. « Je reconnais que la majorité voit avant tout Martino comme Argentin plutôt que comme sélectionneur, qu’il peut exister de la xénophobie, prolonge Gómez Junco, qui officie désormais comme analyste d’ESPN. Mais à l’inverse, notre malinchismo(terme dérivé de l’histoire de la Malinche, maîtresse indienne du colonisateur Hernan Cortés, NDLR)nous fait aussi trop souvent croire que la solution vient de l’extérieur. » La supériorité du football albiceleste, deux fois champion du monde et cinq fois finaliste, n’est toutefois pas contestée, même si les critiques de certains journalistes argentins sur la qualité de la LigaMX agacent. « La réalité, c’est que l’exigence est la même », coupe court Pellerano, dont deux des enfants sont mexicains. « À la maison, il va y avoir débat », s’amuse d’ailleurs celui qui supportera l’Albiceleste ce samedi soir. Naturalisé mexicain, Damián Zamogilny confie lui qu’il fait face à un cas de conscience : désormais derrière El Tri, il souhaiterait aussi voir Messi lever la Coupe du monde.
Par Thomas Goubin
Tous propos recueillis par TG