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Le match que vous n’avez pas regardé : Tennis Borussia Berlin-TSG Neustrelitz
Des fans absents, un président omniprésent, une histoire de drapeau arc-en-ciel, une autre d’ouvriers bulgares, du french cancan et une course au titre relancée. Tout ça, c’était un dimanche après-midi de football amateur allemand entre le TeBe Berlin et la TSG Neustrelitz, et c’est le match que vous n’avez pas regardé.
Tennis Borussia Berlin 3-0 TSG Neustrelitz
Buts : Kahraman (45e +3), Rockenbach da Silva (69e) et Jagne (84e) pour le TeBe.
Combien de personnes ont parcouru les 1125 kilomètres entre Neustrelitz et Paris pour y courir le marathon de la capitale française dimanche matin ? Probablement aucune. Et combien ont parcouru les 115 kilomètres entre Neustrelitz et Berlin pour assister à un match de D5 sans enjeu pour leur équipe, reléguée du premier échelon régional à la fin de la saison dernière ? Six très exactement. Six courageux avec des têtes de gentils, un argument suffisant pour que les stadiers ne se donnent pas la peine de leur ouvrir un parcage et les laissent déployer leur petite bâche dans un coin de la tribune principale du Mommsenstadion, au milieu des supporters du Tennis Borussia Berlin. Ces derniers ne prennent pas la chose comme un affront, loin s’en faut. Si les fans actifs avaient été présents, la situation aurait peut-être été différente. Mais cela fait maintenant quelques mois que les fans actifs ont déserté les travées du Mommsenstadion.
Tradition, valeurs, fitness
Et pour cause, le torchon brûle depuis un moment entre les supporters et la direction de l’un des plus anciens clubs de la capitale allemande. Un club qui a vu Sepp Herberger y jouer et y entraîner au début des années 1930, avant de devenir le héros du Miracle de Berne en 1954 avec la Nationalmannschaft. Un club où, plus récemment, Maximilian Philipp et Jérôme Boateng ont signé leur première licence avant de s’imposer chez des pointures de Bundesliga. Un club qui, dans la foulée de mai 68, a compté parmi les pionniers du foot féminin en Allemagne. Un club où, avec les années, s’est développé une identité populaire, alternative, fortement marquée à gauche et engagée contre les discriminations de toutes sortes. Un club qui, en dehors de deux saisons en première division disputées dans les années 1970, a surtout connu pas mal de problèmes financiers assortis de deux faillites. Des problèmes qui appartiennent désormais à l’histoire depuis l’arrivée, il y a trois ans, d’un jeune investisseur plein d’ambitions.
Cet investisseur, il s’appelle Jens Redlich, il a 38 ans et il est à la tête d’un groupe de salles de fitness qui propose des abonnements à bas prix. Depuis son intronisation au poste de président en 2017, il est sur le point d’avoir investi près de 2,5 millions d’euros. Pas mal pour un club de D5 ! Mais qui dit gros investissements, dit volonté de contrôler toujours plus. Et ça, ça ne passe pas chez les fans. Surtout lorsque Redlich exige que cesse d’être hissé le drapeau arc-en-ciel sur lequel est apposé le blason du club. Tout en réclamant que les supporters fassent preuve de plus de « neutralité politique » . Ou lorsque à la dernière assemblée générale, un nombre de membres étonnamment élevé se présente pour voter. On compte même des ouvriers bulgares venus directement de leur chantier, sans même avoir pris le temps de se changer. Réponse officielle : il s’agissait en fait de parents de jeunes – d’origine serbe – du centre de formation. Pas de quoi convaincre les fans, qui, en dépit d’avoir finalement regagné le droit de hisser le drapeau arc-en-ciel dans leur stade, ont préféré le déserter pour aller voir ailleurs.
Plus de bruit que le train qui passe
Où sont-ils ce week-end ? Peut-être à Leipzig, à Hambourg ou ailleurs à Berlin, devant le match d’autres amateurs. Leur « Caravan of Love » ne cesse d’être en tournée. Résultat : en plus des six supporters de Neustrelitz, on compte très précisément 283 fans bardés de violet et de blanc. Alors forcément, ça sonne creux. Tellement creux qu’on entend les joueurs gueuler sur le terrain, les entraîneurs gueuler sur leur banc, et le train de banlieue gueuler à intervalle régulier sur les rails qui passent derrière le stade. Dans les tribunes, un courageux tente bien de lancer l’un ou l’autre chant, mais sans succès. Il faut dire que les longs ballons vers l’avant et le manque de réussite du TeBe dans la surface ne donne pas énormément de plaisir à regarder. Cela n’empêche pas le président Redlich, excentré dans un coin de la tribune, de s’égosiller à chaque occasion pour encourager ses joueurs. Et à la fin, ça paye : juste avant la mi-temps, alors que Neustrelitz vient d’effectuer un changement tactique, Sefa Kahraman trouve enfin la faille.
Pendant la pause, le président taille un bout de gras avec les vieux qui échangent quelques gorgées de bière avec lui. Un môme tanne son grand-père pour avoir une glace alors que la température dépasse à peine les dix degrés. Le reste des gourmands se rabat plus volontiers sur les traditionnelles saucisses qui réchauffent les cœurs. Et il en faut du réconfort, car en deuxième période, le TeBe continue de jouer au supplice du coït interrompu. Tant d’occasions gâchées que l’on en viendrait presque à signer pour une victoire par le plus petit des écarts, à condition que le match se termine instantanément.
Mais finalement, l’expérimenté Thiago Rockenbach da Silva vient faire le break en concluant un joli mouvement collectif par un petit ballon piqué qui trompe Patryk Robert Kujawa. Le Galop infernal de Jacques Offenbach retentit dans les haut-parleurs, et le président y va de son petit pas de danse. C’était le déclic attendu pour passer un dernier quart d’heure agréable : le soleil se lève, les voix se libèrent, le public prend désormais l’ascendant sur les joueurs, les entraîneurs et le train qui passe au loin. Une belle performance récompensée par un dernier pion signé Bekai Jagne, lequel parachève la froide leçon de réalisme des siens et condamne les adversaires du jour à remonter en tirant la gueule dans les deux J9 qui les ont amenés jusqu’à Berlin. Au classement, le TeBe profite de la défaite du leader Lichtenberg pour remonter à trois petits points de la première place. La course au titre est relancée, mais rien n’indique que tous les cœurs soient à la fête en cas de montée. D’ici là, les frondeurs auront peut-être abandonné leur « Caravan of Love » et monté leur propre équipe. Une dissidence qui, à défaut de jouer dans un championnat d’élite, leur fera au moins un point commun avec Manchester United.
TeBe Berlin (5-4-1) : Aktas – Kahraman, Göwecke, Matt (Steinpilz, 66e), Aydin, Franke (Sentürk, 55e) – Gelici (Bülbül, 63e), Rockenbach da Silva, Konrad, Schmunck – Jagne. Entraîneur : Dennis Kutrieb.
TSG Neustrelitz (5-3-2) : Kujawa – Liskiewicz, Okumura, Petrovic, Röth (Togbe, 45e), Luksik – Sielaff (Stöveland, 77e), Cicek, Lagiewczyk – Tsipi (Toebe, 57e), Ndiaye. Entraîneur : Tomasz Grzegorczyk.
Par Julien Duez, à Berlin