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Le match que vous n’avez pas regardé : Lokomotive Leipzig-adversaire invisible
Un match en plein confinement, un opposant fantomatique, un petit message de Christian Karembeu, plus de 180 000 tickets et autant d’euros dans la caisse, une manita et un rage quit. Voilà pour le clash entre le Lokomotive Leipzig et un onze invisible, pour le match que vous n’avez pas regardé.
Lokomotive Leipzig 5-0 Adversaire invisible
Buts : Mvibudulu (3e), Ziane (4e), Schinke (18e), Pfeffer (35e), Zickert (44e) pour le Lok
En Allemagne de l’Est, on a peu de football de haut niveau, mais on a plein d’idées. Loin des lumières de la Bundesliga, la majorité des clubs de l’ex-RDA ont dû redoubler d’imagination pour faire face aux pertes financières liées à la pandémie du Covid-19.
Alors que ce vendredi 8 mai, le FC Magdebourg organisait un déplacement virtuel jusqu’à Rotterdam pour commémorer sa victoire en finale de la C2 1974 face à l’AC Milan de Giovanni Trapattoni (2-0, le seul titre continental de l’histoire du football Est-allemand), le Lokomotive Leipzig, pensionnaire de D4, jouait quant à lui la carte locale en organisant dans son stade Bruno-Plache un amical assez particulier. Et pour cause : les Jaune et Bleu du quartier de Probstheida y affrontaient un adversaire… invisible.
Au bon souvenir des Girondins de Bordeaux
L’idée, très simple, est née le 19 mars alors que le football allemand, comme partout ailleurs, est complètement à l’arrêt. Pour le Lok, cela représente une perte moyenne de 30 000 euros de recettes par match non joué. Coup dur quand on a des joueurs et un staff à payer, sans compter les installations à entretenir. Le club décide donc d’organiser un match virtuel et met en vente des tickets tout aussi virtuels vendus au prix d’un euro pièce, soit le même prix qu’en 1987. Année où les Lipsiens disputaient probablement le match le plus fou de leur histoire : une demi-finale de Coupe des coupes face à Bordeaux, qui s’est terminée par une séance de tirs au but remportée par les Allemands de l’Est (6-5). Ce 22 avril, pour faire face à la demande, la rencontre était délocalisée au Zentralstadion de Leipzig, jadis deuxième plus grande arène d’Europe (derrière le Stade de Strahov de Prague) avec pas moins de 100 000 places. Mais ce soir-là, les présents se souviennent que le nombre de spectateurs était bien supérieur : certaines sources affirment encore que 120 000 tickets avaient alors trouvé preneurs.
120 000, c’est donc l’objectif que le Lok Leipzig va chercher à égaler 33 ans plus tard. Et la mayonnaise prend immédiatement : au lendemain du lancement de la campagne baptisée « Macht die Bude voll » (Remplissez-le stade), plus de 20 000 tickets ont été vendus. Soit deux fois la capacité actuelle du stade Bruno-Plache, dont la plus grosse affluence cette saison a culminé à 4498 spectateurs à l’occasion de la réception de l’Energie Cottbus. Le surlendemain, on frôle les 40 000 ventes et une première tribune de substitution doit être (virtuellement) construite. Le 23 mars, la barre des 55 000 est franchie. Soit le record d’affluence absolu du stade Bruno-Plache, établi en 1955 face au Bayern. À la fin du mois de mars, la deuxième tribune virtuelle est bâtie après avoir vendu le 90 000e ticket et le 3 avril, même la BBC fait écho de l’opération une fois atteint le palier des 100 000.
De quoi calmer les ardeurs ? Que nenni. Le 11 avril, moins d’un mois après le lancement de la campagne, l’objectif de départ est atteint. Pas de quoi freiner les ardeurs du Lok, qui continue de vendre des places comme des petits pains. Pas seulement en Allemagne : on trouve des acquéreurs en Chine, en Australie, au Brésil et même en Namibie. Finalement, à une semaine du match, la dernière tribune virtuelle est construite et les Lipsiens ont fait tomber le record de la plus grosse affluence européenne de l’histoire lorsqu’en 1937, l’Écosse et l’Angleterre s’affrontaient à Hampden Park devant 149 547 personnes. Bref, trêve de chiffres à gogo. Retenons simplement que le buzz du Lok ne s’essouffle pas et que le jour J, un certain Christian Karembeu surgit de nulle part pour apporter son soutien aux Lipsiens face à ce fameux adversaire invisible.
Lokki-down
Face à l’engouement international, le club a prévu deux diffusions en ligne : l’une en allemand, l’autre en anglais. Sur les coups de 20h15, les internautes se massent donc sur YouTube pour savoir qui sera ce fameux Unsichtbare Gegner comme on dit dans la langue de Goethe. En effet, aucune information n’a filtré quant au déroulé de la rencontre, laissant place à toutes les spéculations. Pendant le quart d’heure d’avant-match, les commentateurs déroulent avec délectation les différentes étapes de ce succès populaire qui, à quelques minutes du coup d’envoi, rassemble pas moins de 150 000 personnes.
Une seule manque pourtant à l’appel : Lokki, la mascotte du Lok, un lion au physique effrayant qui habite au zoo de Leipzig et entame une course contre la montre pour rejoindre le stade Bruno-Plache. Un moyen astucieux pour lui faire faire le tour de la ville (et un joli coup de pub, pour l’office du tourisme local), non sans oublier de passer une tête chez tous les sponsors du club au fur et à mesure de sa balade. Si la billetterie a prévu de continuer de vendre des places jusqu’à la mi-temps, le match débute enfin à 20h30. Après le coup d’envoi fictif donné par Michael Kretschmer, ministre-président du Land de Saxe, l’adversaire du jour révèle enfin son vrai visage. Et sans surprise, il n’en a pas ! Le Lok affronte bel et bien onze fantômes et en étudiant les équipes de départ, on a bien du mal à prédire quel sera le plan de jeu des visiteurs.
Forfait à prévoir
Une chose est sûre : malgré une nette domination des locaux, les Invisibles jouent crânement leur chance et ne manquent pas de leur donner du fil à retordre. Stephané Mvibudulu, de retour dans son club formateur après avoir bourlingué dans toute l’Allemagne pendant sept ans, doit s’y prendre à trois reprises pour tromper le gardien adverse, mais ouvre quand même le score au bout de trois minutes. Rapidement imité par le numéro neuf maison, Djamal Ziane. Le break est fait en cinq minutes, provoquant comme par magie un craquage massif de fumigènes dans le kop vide. Mais les Invisibles n’entendent pas se laisser faire, et le capitaine Robert Zickert doit faire montre de toute sa puissance pour tacler les attaquants adverses. Heureusement, Paul Schinke va vite doucher ce mince espoir en trompant le gardien des Invisibles d’une lourde frappe à quarante mètres.
À ce moment-là, le Lok prend définitivement l’avantage. Sascha Pfeffer humilie le fantomatique portier, d’une tête au ras du sol. Il faudra une reprise de volée à bout portant de Zickert pour sonner le glas de la partie, et provoquer le forfait des visiteurs qui jettent finalement l’éponge à la mi-temps. 45 minutes de football total qui auront rapporté la coquette somme de 182 612 euros au Lok Leipzig, et un sacré buzz international. Dommage pour Lokki qui n’aura finalement rien vu du match, trop occupé à remercier tous les partenaires de son club. En attendant de connaître le verdict final de la Ligue régionale, il lui restera peut-être une chance de faire son boulot de mascotte si le Lok – actuellement premier ex-aequo de sa poule de Regionalliga – est repêché pour jouer les barrages d’accession en D3. Contre onze vrais opposants, cette fois-ci.
Par Julien Duez
Photos : Icon Sport et Lok Leipzig