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Le match étalon
Il y a 30 ans, Canal Plus lançait pour la première fois la Division 1 en direct à la télévision. Le trio Denisot-Biétry-Jaud revient sur cette révolution dans le paysage du ballon rond français, et ce tout premier match : un Nantes-Monaco.
Jean Sadoul n’est pas un facile. En cet été 1984, dans le bureau de président de la Ligue nationale de football qu’il occupe depuis 17 ans, celui qui laissera bientôt l’image d’un homme ayant monétisé la D1 française, regarde trois lurons, face à lui, avec défiance. Pierre Lescure, Alain de Greef et Charles Biétry viennnent le convaincre de vendre les droits d’une Division 1 jamais diffusée à la télé, à une chaîne qui n’existe pas encore : Canal +. Mission presque impossible. « Cette négociation était une caricature, en sourit aujourd’hui Biétry. Avec 30 ans de recul, ça me fait presque éclater de rire. Sadoul avait une chaise longue dans son bureau. Il disait : « Bon et puis c’est pas grave, on ne fait pas d’accord, on ne fait rien », et il allait se mettre dans sa chaise longue, feignant de dormir. » En sortant du siège de la LNF, boulevard de Grenelle, les représentants de la future chaîne cryptée ont un contrat de diffusion en poche : vingt-deux matchs de la saison 1984-85 pour 250 000 francs l’unité. Soit environ 840 000 euros pour la saison, contre plus de 600 millions aujourd’hui. « C’était plus que ce qu’il n’y avait jamais eu, puisqu’il n’y avait jamais rien eu » , relativise Charles Biétry. Imparable.
Les copains de Charlie
Le 4 novembre suivant, le président de Canal +, André Rousselet, ouvre l’antenne pour les 186 000 abonnés pionniers, qui découvriront le premier match de D1 télédiffusé cinq jours plus tard : un Nantes-Monaco comptant pour la 16e journée de la saison. Certes, Nantes est alors deuxième et développe un jeu attrayant, et l’AS Monaco a fini deuxième de l’exercice précédent à la différence de buts, derrière Bordeaux. Mais le choix de l’affiche n’est alors pas seulement lié au pedigree des deux équipes. « Je n’avais jamais fait de télé et je voulais égoïstement me mettre dans les conditions les plus favorables, avoue Biétry, qui avait quitté son poste à l’AFP juste après les JO de 1984 pour prendre la direction du service des sports de Canal composé de Roger Zabel… et lui. À Nantes c’était favorable parce que les joueurs et l’entraîneur (Jean-Claude Suaudeau, ndlr) étaient mes copains. Je m’entraînais très souvent avec eux. On allait bouffer les uns chez les autres. Je me sentais bien à l’idée de démarrer à Nantes. » Aux côtés de Charles Biétry, qui assure les rôles de coordinateur, de consultant et d’intervieweur, Michel Denisot prend place au commentaire. « J’étais dans le foot à TF1, et quand Pierre Lescure m’a engagé pour Canal, c’était pour faire la télé du matin de 7h à 9h et le foot, explique l’actuel directeur de la rédaction de Vanity Fair. Bon, j’avais 30 ans de moins… » Pour se préparer avant le lancement de la chaîne, Michel Denisot traverse l’Atlantique. « J’étais allé aux États-Unis pour voir un peu comment fonctionnait Good Morning América sur ABC, mais j’avais fini par Flushing Meadows. J’étais dans le car régie et j’ai découvert que c’était le réalisateur qui donnait le top à l’arbitre pour lui dire quand reprendre le match parce que la pub était finie. En France, si on avait fait ça à l’époque, ça aurait été la folie. Alors que maintenant, c’est pareil. » Jean-Paul Jaud vient compléter le trio magique. « Je faisais des documentaires sur l’environnement, mais en plus je réalisais des matchs en direct, notamment sur TF1, explique l’intéressé. Lors de la finale de la Coupe de France 1984, j’avais eu l’idée de placer une caméra portable juste derrière le but, et c’était là que José Touré avait marqué son fameux but. Pareil en demi-finale de l’Euro 84, l’UEFA m’avait interdit de mettre une caméra là, mais je l’ai fait quand même et il y a eu les tirs au but entre l’Espagne et le Danemark juste dans les buts où j’avais mis ma caméra. Après ça, Canal m’a demandé si je voulais réaliser pour eux et j’ai accepté avec grand plaisir. Pour nous, c’était une aventure. » Et l’aventure passe donc par un renouvellement de la façon de filmer le foot à la télé.
« Je voulais ajouter la profondeur, de l’émotion, du son »
Biétry et Jaud débarquent à Nantes deux jours avant le match des Canaris face à Monaco, accompagnés de leur équipe technique afin de prendre leurs marques. « Quand j’installais mes caméras, on me disait tout le temps que je ne pouvais pas les mettre où je voulais, revit Jean-Paul Jaud. Au début, c’était un vrai combat. Comme au premier meeting de Saint-Denis. La main courante cachait deux couloirs alors j’ai demandé qu’on la coupe. C’était une révolution, les organisateurs étaient fous furieux, mais tout le monde m’a soutenu. » Avec Charles Biétry, le réalisateur a de toute façon trouvé un allié de choix. « Jean-Paul a tout de suite compris ce que je rêvais de faire en regardant le foot à la télé et ce que lui n’avait pas eu la liberté de faire auparavant, évoque le journaliste. Le football était en deux dimensions : l’horizontale et la verticale. Je voulais ajouter la profondeur, de l’émotion, du son. C’est pour ça qu’en plus des cinq caméras, nous avons aussi installé des micros au fond des buts, le long de la ligne. Parce qu’en sport, le son est presque aussi important que l’image. » Durant les mois qui précèdent ce Nantes-Monaco, Biétry et Denisot s’étaient également téléphoné à la mi-temps et à la fin de tous les matchs commentés par ce dernier sur TF1 afin de débriefer et de s’améliorer. « Nous avions de grands dossiers jaunes en carton léger sur lesquels on notait les infos qu’on avait, décrit Denisot. On avait remarqué beaucoup de choses qui ne nous plaisaient pas dans le commentaire. On voulait expliquer ce que les gens voyaient plutôt que de le décrire. » Biétry : « Un match ne commence pas au coup d’envoi et ne finit pas au coup de sifflet final. Il peut commencer jusqu’à 15 ans avant, dans la semaine quand on le prépare, ou dans le vestiaire, quand on attaque psychologiquement la rencontre, avec le coach qui parle tactique. Toutes ces choses-là n’étaient jamais montrées et je les voulais absolument parce qu’un match de foot, ce n’est pas seulement une image plate sur un écran de télé. »
Joignant le geste à la parole, le directeur des sports de Canal descend sur la pelouse avant ce Nantes-Monaco, comme à la mi-temps et en fin de match. « Je me souviens de la première fois que j’avais demandé à un journaliste de descendre sur la pelouse pour une finale de Coupe de France au Parc, sur TF1, se souvient Michel Denisot. Il s’était fait massacrer. L’Équipe avait écrit que c’était un sacrilège. Sur Canal, nous avons tout de suite développé ça. » Pour Biétry, pour la première fois en direct à la télévision, descendre parmi ses potes nantais fait également office de thérapie : « Je tremblais de tous mes membres, et les joueurs de Nantes ont été extraordinaires, alors qu’ils allaient jouer un match très important pour eux. Ils m’ont tous mis une petite claque sur la joue, sur l’épaule, sur les fesses, en me disant : « Ça va bien se passer, Charlie. » Ils m’ont fait un bien énorme. » Si Biétry assure que l’accueil du monde du foot a toujours été excellent, il y eut tout de même quelques orages. « Quand on arrivait dans les stades, on nous disait,« Ah oui, c’est Canal Plus, la télé des riches » » , raconte Jean-Paul Jaud. Sur ce premier match, Coco Suaudeau tire un peu la tronche. « J’avais beau être très copain avec lui, il était toujours de mauvaise humeur quand on était là, dit Biétry. Et puis un technicien est venu me dire :« Charles, le coach, ton copain le Nantais, tu sais pourquoi il râle tout le temps ? Parce que notre grand câble qui va à la caméra centrale lui passe devant les pieds. Et à chaque fois qu’il veut se lever, il tape dans ce câble, donc il nous en veut à tous. » À partir de ce jour-là, on a toujours enterré le câble derrière le banc de touche. »
Manu Amoros : « Il fallait cacher nos coups de vice »
Malgré tout, Canal intègre bien vite la « grande famille du ballon rond » , en entrant dans son intimité et ses vestiaires. « Au départ, la Ligue pensait que ça viderait les stades, mais je lui ai prouvé, chiffres à l’appui, qu’au contraire il y avait plus de gens qui y allaient parce que les matchs sur Canal leur donnait envie » , explique Biétry, tandis que Jean-Paul Jaud se fait plus précis : « J’ai eu des échos affirmant que les femmes allaient davantage au stade parce qu’elles s’étaient rendu compte en regardant Canal que c’était plus intéressant qu’elles ne le pensaient. » Du côté des joueurs, l’influence est plus floue. Charles Biétry affirme qu’ils étaient leurs « premiers supporters. D’un seul coup, des milliers de gens les avaient vus jouer un match entier. Quand vous étiez ailier gauche à Metz ou arrière droit à Nancy, vous n’imaginiez pas une seconde que vous pourriez passer un jour à la télévision. » Manuel Amoros, tunique monégasque lors de ce premier match de championnat diffusé, temporise : « Les joueurs n’y prêtaient pas trop attention, ils étaient rapidement concentrés sur le match. Je me souviens juste qu’il y avait des caméras dans le couloir, c’était nouveau. » Avant de concéder : « La seule consigne qu’on a reçue du coach, par rapport à cette idée du premier match en direct, c’était de faire gaffe sur nos interventions défensives. En gros, même si tout n’était pas disséqué comme aujourd’hui, il fallait un peu plus cacher nos coups de vice. »
Sans cette consigne, Vahid Halilhodžić n’aurait peut-être pas réussi à passer devant son défenseur pour inscrire le seul but du match, son 14e de la saison, reprenant la balle piquée de José Touré d’une tête smashée. « Vahid est très fier de nature, mais je lui en ai reparlé il n’y a pas longtemps et il est aussi très fier d’avoir été le premier buteur de l’histoire de Canal » , sourit Michel Denisot. Le premier d’une longue série. Après la victoire nantaise, Charles Biétry est appelé dans le car régie pour répondre au téléphone. Au bout du fil : André Rousselet, président de la chaîne. « À l’époque, on n’était pas partis du tout pour faire du sport une carte aussi importante, rappelle Biétry. Et là Rousselet me dit : « Charles, on tient quelque chose d’exceptionnel. » Quand on est rentrés, on a changé beaucoup de choses à Canal. Après ce Nantes-Monaco, tout le monde a senti que le sport allait devenir quelque chose de capital pour la chaîne. »
Par Thomas Pitrel et Ronan Boscher