- Regionalliga Nordost
- J31
- SV Babelsberg 03-FC Energie Cottbus (2-1)
Le match de D4 allemande que vous n’avez pas regardé
Un derby quasi anonyme, un kop antifa contre un parcage néo-nazi, des fumis, des fusées, des pétards, une colonne de flics anti-émeute, le tout sur fond de ska et de bière avec alcool, tout ça c'est Babelsberg-Cottbus et c'est le match que vous n'avez pas regardé.
SV Babelsberg 03 2-1 FC Energie Cottbus
Buts : Andis Shala (75e) et Abdulkadir Beyazit (90e) pour la Filmstadt ; Streli Mamba (39e) pour les Lausitzer
En ce vendredi soir, Berlin se pare de la douceur printanière caractéristique du climat continental. Pourtant, du côté sud-est de la ville, l’atmosphère est bouillonnante, car le FC Union reçoit Sandhausen à guichets fermés avec la ferme intention de rester dans la course à la montée en Bundesliga. Mais la capitale allemande n’a pas le monopole des matchs à enjeux et à seulement quarante minutes de S-Bahn, le RER local, du centre-ville, la cité voisine de Potsdam accueille elle aussi une rencontre électrique : le SV Babelsberg 03 reçoit l’Energie Cottbus, dans le cadre de la 31e journée de Regionalliga Nordost, l’équivalent d’un CFA qui épouse les frontières de l’ancienne République démocratique allemande.
Le Sankt-Pauli de l’Est
Tout au long des 800 mètres qui séparent la gare de Babelsberg (un district de Potsdam) du stade Karl Liebknecht (Karli pour les intimes), les supporters sont encadrés par des groupes de policiers en armure de kevlar, postés de part et d’autre de la chaussée. Sur le papier, le match s’annonce intense : Babelsberg sort d’une série de quatre défaites d’affilée, tandis que Cottbus, relégué en D4 la saison dernière, essaie coûte que coûte de s’accrocher à sa deuxième place. Mais ce soir, l’enjeu local prime sur l’aspect sportif, car ce sont deux équipes du Land du Brandebourg qui se rencontrent. Un peu plus de 130 kilomètres séparent les deux villes. D’un côté, Potsdam, réputée pour ses lacs, ses châteaux, ses studios de cinéma et son aspect de banlieue chic de Berlin. De l’autre, Cottbus, son élégant centre historique, son université technique, mais aussi son taux de chômage astronomique, sa délinquance et son image indéfectible de perdante de la réunification allemande.
Devant l’enceinte qui porte le nom du leader historique du mouvement spartakiste, l’ambiance est bon enfant. Se procurer un billet ne pose aucun problème et ne coûte qu’une dizaine d’euros. Dans les gradins de ce petit stade équipé aux trois quarts de tribunes debout, les familles côtoient les punks, qui côtoient les hipsters, qui côtoient les ultras, tous lookés de noir et visiblement tendus. Pour eux, l’affrontement sera avant tout politique. Babelsberg est en effet surnommé par certains le Sankt-Pauli de l’Est, en raison de son engagement social et solidaire marqué à gauche. À titre d’exemple, les réfugiés peuvent assister gratuitement à toutes les rencontres à domicile. De son côté, les fans de l’Energie Cottbus sont plutôt réputés pour représenter le camp inverse : certains groupes comptent même parmi les hooligans les plus violents d’Allemagne et ne manquent pas de lâcher ça et là un geste évocateur, que l’on pensait enterré depuis longtemps.
Alcool, violence et ska-punk
Au coup d’envoi, le Karli est garni d’un peu plus de 4000 spectateurs, dont 800 dans le parcage. On est loin du record d’affluence de 1977, lorsque 15 000 supporters s’étaient déplacés pour un match entre la RDA et Malte. Mais pour un derby de D4, le score est assez honorable. La bière se déguste avec alcool, donnant un sentiment d’excitation supplémentaire à quiconque s’est habitué à écluser les buvettes françaises. Dès les premières minutes de jeu, Babelsberg développe un schéma en 4-4-3 très basique, privilégiant les longs ballons en contre avec l’objectif de prendre l’adversaire par surprise. Quelques belles actions sont à noter de la part des deux camps, mais progressivement, les regards se tournent vers le parcage dont les rangs grossissent à vue d’œil. Le kop postdamois est tout à coup étouffé par les cris et les chants visiteurs, qui mêlent encouragements et insultes. Jusqu’ici, rien d’étonnant pour un derby.
Peu avant la trentième minute de jeu, c’est l’explosion. Le parcage, à l’origine dominé par les couleurs rouge et blanche de l’Energie, est désormais noir, du noir des hooligans, qui constituent la bonne moitié des forces en présence. Séparés par un minuscule quart de virage, les deux kops ne rivalisent plus seulement d’insultes verbales. Les banderoles sont de sortie. Côté Babelsberg : « Pour les gauchistes, vous êtes des nazis. Pour les nazis, vous êtes des gauchistes. Pour nous, vous n’êtes simplement rien. » Côté Cottbus, on réplique en sortant une banderole volée à l’occasion d’une joute précédente. C’est clair : le spectacle n’est plus sur le terrain. Les pétards explosent, les fusées volent et la pyrotechnie enfume les gradins. Les stadiers sont très vite dépassés, d’autant que quelques valeureux Cottbusois cagoulés parviennent à s’échapper de leur cage pour tenter d’attaquer le kop local qui fulmine et arrose de projectiles en retour. Un stadier reste au sol, touché par un engin quelconque. Le temps de l’évacuer, chacun reprend place, sauf que le quart de virage compte désormais deux fois plus de stadiers qu’au coup d’envoi.
À la mi-temps, le score est en faveur de Cottbus. Juste après l’interruption qui a duré dix minutes, le jeune Streli Mamba profite d’un cafouillage défensif pour fusiller le gardien Marvin Gladrow à bout portant. Pour détendre l’atmosphère, du ska et du punk sont diffusés dans les haut-parleurs et l’ambiance redevient bon enfant. On se persuade que la victoire est possible, malgré la nette domination adverse, tant sur le pré qu’en tribune.
« J’ai raté un truc? »
La remontée escomptée n’aura pas lieu. La deuxième interruption survient à peine cinq minutes après la reprise. Nouveaux jets de projectiles et nouvel écran de fumée dû à la pyrotechnie. La police anti-émeute, parquée à l’entrée du terrain, fait son entrée sur le gazon au pas de charge en direction des deux blocs à problème, empêchant une nouvelle invasion. L’entraîneur et le président de Cottbus tentent de raisonner leur public, mais celui-ci devient incontrôlable. Pire, il ne cache même plus sa sympathie pour l’extrême droite, comme en témoigne cette banderole floquée d’un « H8 » , que certains liront « hate » , quand d’autres y décèleront un acronyme puant. Le speaker s’égosille pour tenter de raisonner les fauteurs de troubles : « L’arbitre a décidé que la rencontre pourrait reprendre !, lance-t-il au bout d’un quart d’heure. Cependant, à la prochaine incartade, la rencontre sera définitivement annulée. » Cette fois-ci, ce sont les locaux qui profitent du chaos pour égaliser, par l’intermédiaire de l’expérimenté Andis Shala, vingt-huit ans, et une carrière de bourlingueur dans les tréfonds de l’Allemagne de l’Est à son actif. Le public explose de joie et un fumigène est immédiatement allumé dans le kop potsdamois.
Mais tout le monde fait mine de n’avoir rien vu et la partie semble s’achever sur un match nul plutôt mérité. Sauf qu’à la dernière seconde, le jeune Turc Abdulkadir Beyazit, entré en jeu quelques instants plus tôt, rend gagnant le coaching de son entraîneur et offre une victoire inespérée à Babelsberg. Craignant de nouveaux débordements, l’arbitre met fin à la rencontre, faisant fi du temps additionnel, comme pour dire « bien fait pour vous » . « J’ai raté un truc ? » , demande à ses amis un spectateur qui revient les bras chargés de bières. Oui, la victoire finale dans le derby du Brandebourg. Mais celui-ci semblait plutôt excité à l’idée de partager une vidéo Snapchat d’un potentiel assaut final. Raté, le match s’achève dans une communion entre le public et ses fans, tandis que le parcage se vide lentement, non sans avoir au préalable bouté le feu à un monticule d’écharpes volées.
Ce derby s’est trouvé un vainqueur. En tout cas sur le terrain. Car en tribune, Cottbus a remporté la bataille de l’ambiance, même si le club s’expose désormais à de lourdes sanctions. Rendez-vous est pris la saison prochaine pour la revanche. Car en dépit de sa seconde place au classement, l’Energie ne montera pas en D3. Seul le vainqueur de la série accède en effet aux barrages. Un titre remporté dans le même temps par le Carl Zeiss Iéna, club également étiqueté à gauche, bien aidé à distance par les camarades de Babelsberg.
Par Julien Duez, à Potsdam