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Le Maroc et le fléau du hooliganisme

Par Farouk Abdou, au Maroc
10 minutes
Le Maroc et le fléau du hooliganisme

Des affrontements entre groupes ultras du Raja Casablanca, en marge du match de samedi face à Al Hoceima, ont fait 3 morts et plus de 50 blessés, dans et autour du stade Mohammed V. Ce drame intervient après un an et demi d'incidents en marge de matchs de foot, avec blessés et dégâts matériels en nombre aux quatre coins du Royaume. Cela traduit surtout un malaise très profond entre des instances amorphes et une jeunesse difficile à canaliser.

25 janvier 2015. Le Raja vient de s’incliner 0-1 face au Moghreb de Tétouan pour la reprise de la Botola Pro (le championnat du Maroc), au stade Mohammed V de Casablanca. À quelques centaines de mètres, à l’arrêt de tramway Ghandi, des hordes de supporters envahissent la rame, insensibles aux efforts des policiers tentant de les orienter vers l’extrémité du quai. Le vert, en écharpes et tee-shirts, est partout. La moyenne d’âge plafonne à 13-14 ans. Malgré 200 places réglementaires, ils sont plus du double à se compresser à l’intérieur. Irrespirable. Un homme d’une quarantaine d’années renonce à toute tentative de monter : « C’est peine perdue, quand ils déferlent comme ça, aucun moyen de les dévier de leur route. Là, ça va encore, ils sont morts de rire, mais dans deux arrêts, si une gifle ou une bousculade part, ils peuvent semer le chaos. »

En 20 mois, une trentaine de fais divers liés au hooliganisme

Samedi dernier, le stade Mohammed V a connu le chaos. À cause de virages fermés pour travaux, les groupes ultras du Raja, habituellement placés dans le virage Sud, se sont rabattus dans les tribunes latérales à ciel ouvert – ou « grillage » dans le jargon du stade – pour y voir leurs Verts affronter le Chabab Al Hoceima. Sauf que l’ambiance dégénère et que deux des trois principaux groupes – les Eagles 06 et les Greenboys 05 – s’offrent une bataille rangée, entraînant de gigantesques mouvements de foule. Projectiles, fumigènes, bagarres entre les sweats à capuche – les Eagles – et les torses nus – l’habitude des Green Boys pour tous les matchs du Raja, quelle que soit la météo. Et les grilles de séparation de la tribune cèdent, détruites. Trois mineurs, dont deux garçons de 14 et 17 ans, y ont surtout laissé leur vie, alors que 54 blessés, des arrestations et des dégâts en pagaille autour du stade sont à déplorer.

Ces actes sont désormais monnaie courante au Maroc. Après de graves perturbations à Casablanca en 2012 et 2013, le pays subit depuis le début de la saison 2014-2015, une nouvelle vague de violences, à un rythme moyen mensuel d’un ou deux incidents. Les blessés s’accumulent (170 supporters et 100 policiers sur la période 2013-2015, selon le ministère de l’Intérieur), tout comme les centaines de voitures et de commerces détruits. Aucune ville n’est épargnée. En septembre 2014, les supporters de l’AS FAR Rabat ravagent un train, après un match contre le Raja. À Agadir, la venue de milliers de supporters du Wydad Casablanca a donné lieu, à deux reprises (mai et novembre 2015), à une guérilla urbaine de grande ampleur. En mars 2015, un quinquagénaire meurt, tombé au milieu de bagarres entre rajaouis et fans de l’OCK à Khouribga. Le dernier derby de Casa a, lui, dégénéré en affrontements entre supporters, puis contre la police. Le point commun de tous ces actes ? Des arrestations de mineurs non encadrés – 2787 selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, toujours sur la période 2013-2015 – qui se déplacent par grappes, et vandalisent à tout va.

Une génération laissée pour compte, le foot et la violence pour exutoire

Au Maghreb, le mouvement Ultra, et ses premiers groupes, a commencé à se développer en Tunisie en 2001. Il faudra attendre 2005 pour le Maroc et des milliers d’ados fascinés par cet univers très loin de leur quotidien : la pauvreté, le désœuvrement, l’absence de perspective apportée par l’éducation, l’ennui. L’ambiance du stade, les chants, les tifos, ont constitué un moment de réconfort qui les rend aujourd’hui fous, limite parano. Pour cette génération de 10-18 ans, tout est ennemi : la société, les adultes, la police qui persécute, les supporters de l’équipe d’en face, ceux de leur propre camp, qui ne chantent pas, les critiquent, leur disputent « la suprématie » des encouragements. Et dans ce contexte, qui peut aussi comporter drogues et armes blanches, la violence devient pour eux un acte légitime. Les Eagles et Greenboys du Virage Sud de Casablanca, par exemple, s’affrontent gravement une ou deux fois par an, dans un sentiment d’impunité, malgré la répression policière de plus en plus brutale. Dans la plupart des cas, les mineurs arrêtés pour vandalisme sortent après leur garde à vue ou écopent de peines légères (entre 2 et 6 mois, s’ils ne sont pas simplement acquittés).

La lucidité, quant à leur rapport à la violence, est elle-aussi légère. Le 13 décembre 2014, lors de la Coupe du monde des clubs à Rabat, quelques membres de la « Black Army » de l’AS FAR – un groupe souvent associé aux faits de délinquance – se glissent dans le stade Moulay Abdallah au cours de l’heure séparant les deux quarts de finale. Après avoir pris la pose avec les supporters mexicains de Cruz Azul, l’un d’eux est interrogé sur l’envahissement de terrain massif que les Rbatis ont effectué un mois plus tôt, lors du match contre El Jadida, blessant une vingtaine de policiers. « C’est un complot des médias pour nous discréditer, se défend-il. La police nous a attaqués, tapés dessus, on n’a fait que riposter. Les gens ne nous aiment pas, la police nous harcèle mais on a rien fait nous. » Un policier assiste à la scène, et explose en entendant « on a rien fait nous » : « Vous êtes des sauvages et vous méritez chaque coup qu’on vous met. Demain, nous, on fait la sécurité à Casa, ils sont un peu plus civilisés que vous, ça va se dérouler sans encombre » .

Stade vétuste, marché noir, resquillage, dysfonctionnements multiples

Raté. Le match auquel le policier fait référence oppose le Wydad à El Jadida, le 14 décembre 2014. La tempête et la pluie ont raison de l’attractivité des tribunes non couvertes. Les places à l’abri se vendent au marché noir à 150 dirhams, 3 fois plus que le prix normal. Les policiers, craignant le trop plein, croient fermer les portes mais se font déborder par une marée humaine, escaladant de partout. La pluie fait apparaître tous les trous situés sur le toit, inondant la partie haute des tribunes, où les gens s’entassent les uns sur les autres sans aucun moyen de bouger. La coupure d’électricité en deuxième mi-temps est la cerise sur le gâteau de la pagaille. Un supporter du Raja, qui était aussi dans la zone « grillage » du stade quand les incidents de samedi ont éclaté, témoigne : « Normalement, la capacité du stade était limitée à 20 000. Mais, avec le marché noir à fond, il devait y avoir deux fois plus de monde. J’ai vu des gens piétinés, écrasés, il n’y avait même plus de place pour respirer. Le match de samedi dernier n’aurait jamais dû se jouer à Casa pendant les travaux. »

Mais les menaces de boycott du championnat par le Raja et le Wydad, en cas de fermeture du stade pendant les travaux, ont permis le statu quo et le maintien des matchs à Casa. Contrairement aux stades construits dans l’optique de la CAN 2015, le stade Mohammed V, au cœur de la ville, extrêmement vétuste, ne répond pas aux normes de sécurité et les toilettes, constamment inondées, ressemblent plus à un marécage qu’autre chose. Après le derby Raja-Wydad en avril 2015, les habitants des quartiers alentour ont une nouvelle fois réclamé que le stade soit détruit. « À Marrakech, le stade est à 15 kilomètres du centre-ville. S’ils veulent tout casser, qu’ils aillent se taper dessus au milieu de nulle part, loin des maisons, comme ça ils seront facilement identifiables. Nos fenêtres et nos voitures trinquent systématiquement, on en a marre » , déclare l’un d’eux.

Ultras tout puissants, le match réduit au rang de prétexte

Les Ultras pèsent de plus en plus dans la vie des clubs, dont à Casablanca. Lors de la saison 2013-2014, les Winners (le groupe Ultra du Wydad) ont gagné le bras de fer les opposant au président du club, Akram, à coups de stade vide lors des matchs à domicile, de « Akram dégage » sur tous les murs de la ville et du pays, sans oublier cette ambiance apocalyptique quand les joueurs ont été attaqués au sabre à l’entraînement, le 20 mars 2014… Le Raja connaît aussi ses luttes, entre Ultras et le président Boudrika, dont le point d’orgue est ce très menaçant tifo « Raja O Plomo » ( « Le Raja ou le plomb » , en référence à la réplique « Plata O Plomo » , de Pablo Escobar dans la série Narcos) destiné pêle-mêle aux joueurs, aux médias, au président, et à « tous ceux qui auraient dans l’esprit l’idée de se mettre en travers du chemin du Raja » . Le 25 novembre 2015, les fans du Raja achètent même spontanément leurs places pour un match annoncé pourtant à huis clos. Comme un mois plus tôt pour l’Ittihad Tanger, qui avait écoulé 5000 places en une demi-journée. Comme un beau gage de foi et de fidélité d’une certaine façon. Une manne financière inattendue aussi pour les clubs.

Sur les chaînes Youtube et les sites spécialisés en animations, craquages de fumis et tifos, les ambiances marocaines gagnent surtout en notoriété, notamment le Raja et le Wydad, très souvent en haut des charts annuels, mensuels et hebdomadaires. Un prestige pour les clubs certes, mais le spectacle en tribunes a pris le pas sur ce qu’il se passe sur le terrain (c’est-à-dire pas grand-chose). La majorité des articles concernant le derby de décembre 2015 évoquent les tifos des deux virages. Rien sur le 0-0 soporifique qui a suivi. Trois minutes après le coup d’envoi, les yeux, les smartphones, les appareils photo sont encore rivés sur les virages, alors que Winners d’un côté, Eagles, Greenboys et Derb Sultan de l’autre lancent les chants et montent le curseur des décibels au maximum. Les discussions d’après-match ne parlent plus terrain, comme en août 2014. Quelques wydadis en déplacement à Marrakech regagnent le centre-ville à pied, en ne parlant que du tifo déployé par les Winners. Même adversaire, même résultat (0-0), même match dégueulasse quelques mois plus tard pour le Raja. Et les mêmes effets. Près de l’arrêt de tramway de l’avenue Hassan II, après une heure de marche depuis le stade, et une quête aux dirhams pour s’acheter un ticket de tram, aucun des supporters n’est capable de parler du match, qui n’est devenu qu’un prétexte.

Mesures efficaces et solutions viables, avant un éventuel « plan Leproux » ?

Il y a un mois, des réunions entre la Fédération et le ministère de l’intérieur ont débouché sur un consensus quant à la nécessité de sévir contre le hooliganisme, avec l’objectif de renforcer les projets de loi, appliquer l’interdiction d’accès aux mineurs non accompagnés, sanctionner les clubs, peines de prison lourdes, etc. Le drame survenu samedi montre que les choses sont loin d’avoir évolué. Les sanctions contre le club – 5 matchs à huis clos, 100 000 dirhams d’amende – semblent dérisoires face à la tragédie humaine. Dissoudre les Ultras et augmenter le prix des places ne ferait que vider les stades et transférer le problème ailleurs. Mais tôt ou tard, si la violence continue, les décisions qui ont pacifié de gré ou de force un stade comme le Parc des Princes finiront par être prises alors que d’autres solutions sont possibles : accès uniquement sur présentation de la carte d’identité, former des stadiers à l’européenne, mettre des caméras de surveillance, construire à Casa un stade dans le même modèle que ceux de Marrakech, Fès et Tanger, interdire de stade à vie à la première incartade, inciter les Ultras et les clubs à renforcer l’encadrement et à plus de dialogue. L’enjeu est surtout de ne pas écarter la génération actuelle des stades de football, tout en les sensibilisant au problème. Dans tous les cas, le temps presse pour le football marocain, toujours malade.

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