- 13 mai 1990
- Croatie
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Le jour où Zvonimir Boban a réalisé son high kick
À l’occasion du match fatal Dinamo Zagreb–Étoile rouge de Belgrade, Zvonimir Boban a frappé un CRS. Un geste « politique », qui vaudra au jeune milieu du Dinamo d’accéder au rang de héros national de la future République de Croatie.
Charles de Gaulle en 1964 et en 1965 : « Il n’y a pas de nation yougoslave. Il n’y a que des bouts de bois qui tiennent ensemble parce qu’ils sont liés par un bout de ficelle. Le bout de ficelle, c’est Tito. Quand il ne sera plus là, les bouts de bois se disperseront.(…)Cette permanence des nationalités, ça leur en promet de belles le jour où Tito ne sera plus là pour s’asseoir sur le couvercle de la marmite. Seulement, le jour où il s’en ira, les Croates, les Serbes et les Bosniaques mettront leur passion à lutter entre eux, comme ils l’avaient mise à lutter contre les Allemands. Ce sont des peuples guerriers. » Bien vu, Charles de Goal ! Il avait annoncé le compte à rebours fatal qui allait désintégrer la Yougoslavie, une confédération agglomérant six républiques qui mêlait des populations d’ethnies et de religions différentes…
Le match qui n’a jamais eu lieu
Vecteur identitaire de l’âme croate, le Dinamo Zagreb avait eu maille à partir avec le gouvernement central de Belgrade : les manifestations de joie assorties du drapeau croate qui suivaient chaque grand succès du Dinamo étaient soit réprimées (champion de Yougoslavie 1954), soit préventivement interdites (Coupe de l’UEFA 1967). La mort de Tito en 1980 avait ensuite, en effet, provoqué le réveil progressif des « nationalités » .
Comme dans les autres pays socialistes après la chute du Mur de Berlin, des élections multipartites générales sont organisées en 1990 en Yougoslavie, et le 6 mai, les Croates portent au pouvoir l’Union démocratique croate (HDZ) de l’indépendantiste et nationaliste Franjo Tuđman. Il sera élu le 30 mai suivant président de la République de Croatie… Question football, avant le mondial 1990 auquel participerait la Yougoslavie, l’hymne yougoslave était toujours conspué à Zagreb. Et deux semaines avant l’explosif Dinamo-Étoile rouge du 13 mai, la rencontre FK Sarajevo-Dinamo Zagreb de la 30e journée de championnat yougoslave n’avait pu aller à son terme, interrompue par divers incidents…
Guerre prévue
Le dimanche ensoleillé du 13 mai 1990, le Dinamo Zagreb accueille donc au célèbre stade Maksimir l’Étoile rouge de Belgrade pour le compte de la 33e et avant-dernière journée du championnat de Yougoslavie. La compète est déjà pliée, puisque l’Étoile est assurée de remporter le titre, son dix-septième. Les deux clubs déjà antagonistes (club du « pouvoir central » de Belgrade contre club de province croate « opprimée » ) se tirent la bourre en championnat tout au long des années 1980. On sait donc que la rencontre va être l’occasion d’affrontements entre ultras des deux bords.
Les Bad Blue Boys, supporters en azur foncé du Dinamo, sont massés dans le virage Ouest du Maksimir. En face, regroupés en virage Est, 3000 Delije ( « les Braves » ), les supporters les plus violents de l’Étoile rouge de Belgrade, ont déjà semé la pagaille en ville. Leur chef est le sinistre Željko Ražnatović, alias Arkan, futur chef de milice coupable d’exactions pendant la guerre. Après avoir chanté des hymnes nationalistes serbes et hurlé « Zagreb est serbe », « Nous tuerons Tuđman », les Delije se mettent à casser leurs sièges, qu’ils balancent sur les supporters de Zagreb isolés de la tribune Sud toute proche, avant de les lyncher.
Zvonimir, Bruno…
Sur la pelouse, les joueurs des deux équipes s’échauffent… La police ne moufte toujours pas, ce qui provoque la colère du virage Ouest où sont massés les Bad Blue Boys. Alors que certains d’entre eux tentent de déborder les grillages, les flics interviennent enfin. Passifs face aux Rouges, ils répriment en revanche les Bleus en les repoussant à coups de matraque ! Mais les Bad Blue Boys enfoncent l’enclos de sécurité et se ruent sur la pelouse pour en découdre avec les CRS et attaquer le virage rouge des Delije. « C’était grotesque, la musique continuait à hurler dans les haut-parleurs, et le commentateur sur place lisait des publicités comme si de rien n’était », racontera un témoin.
Sur le terrain, c’est la panique. Les joueurs des deux équipes rentrent immédiatement au vestiaire. Seuls quelques joueurs du Dinamo sont restés au milieu des bagarres entre les Bad Blue Boys et la police. Parmi ces joueurs, Zvonimir Boban, numéro 10 au dos, 21 ans et étoile montante du foot yougoslave. Un Blue Boy, Bruno Sirok, raconte : « Nous étions trois fans de Zagreb matraqués à terre. Boban l’a vu et a voulu intervenir en nous aidant. La police l’a attaqué aussi et il a réagi à sa façon. » Boban poursuit lui-même : « J’avais demandé à un policier pourquoi ils brutalisaient nos supporters et laissaient faire ceux de l’Étoile… Et là, je me suis fait matraquer à deux reprises. J’ai alors réagi en le frappant. »
… et Refik
Le flic touché par Boban, Refik Ahmetović, bosniaque, pardonnera plus tard publiquement au jeune milieu croate. Zvonimir Boban, lui, vient d’entrer dans l’histoire en héros national de la Croatie bientôt indépendante… Son high kick au menton du bastonneur en uniforme sera immortalisé par des photos emblématiques et par des fresques murales graffées à Zagreb. Quelque temps plus tard, Boban déclarera sur CNN : « Et j’étais là, un personnage public prêt à risquer sa vie, sa carrière, et tout ce que la célébrité aurait pu lui apporter à cause d’un idéal, d’une cause : la cause croate. »
Nationaliste croate revendiqué, le jeune Boban avait fait partie de la sélection yougoslave avec laquelle il avait été champion du monde des U20 en 1987 au Chili : « C’était super. Ces souvenirs resteront éternels. On était une vraie bande de potes et on avait des grands joueurs comme Prosinečki, Mijatović, Savićević, Šuker… Par la suite, j’ai toujours défendu les couleurs de la Yougoslavie avec loyauté et respect pour ce maillot. Mais je ne pouvais pas porter la Yougoslavie dans mon cœur parce que je suis croate. Malgré ça, je donnais tout pour la sélection yougoslave parce que j’étais avec mes potes, mais pas parce que c’était la Yougoslavie… Nous autres, Croates, voulions être libres, avoir notre propre État. »
Boban, l’Étoile bleue de Zagreb
Au Maksimir, le chaos ultra violent qui a duré 70 minutes s’achève sur un bilan officiel miraculeux de zéro mort, mais de 138 blessés et 147 arrestations. Le match qui n’a donc pas eu lieu se soldera par un 3-0 sur tapis vert en faveur de l’Étoile rouge, et la saison 1989-1990 fut arrêtée dans la foulée sur le titre de champion du club de Belgrade. La Fédération yougoslave de football suspendra également pour six mois (ramenés à quatre) Zvonimir Boban, le privant ainsi de sélection pour la Coupe du monde 1990 en Italie. Au Mondial, une Yougoslavie emballante, mais, hélas, privée de Boban et de Baždarević (suspendu et interdit de Coupe du monde pour avoir craché sur un arbitre en L1), sera éliminée de peu en quarts par l’Argentine (0-0, 3 tab à 2). Mais le mal était fait… Ce Dinamo-Étoile rouge du 13 mai avait consumé la mèche fatale d’une guerre fratricide qui allait ravager toute l’ex-Yougoslavie (1991-1995).
« Pratiquement, en Croatie, on considère que ce match fut le vrai commencement de la guerre. C’est à ce moment que l’étincelle s’est allumée. On n’a pas pu l’arrêter », racontera Pero Zlatar, ancien directeur sportif du Dinamo. Ivica Osim, le sélectionneur yougoslave éploré, ne dira pas autre chose : « On s’attendait à ce qu’une bombe éclate. Elle a éclaté à Zagreb. La guerre avait surtout lieu entre Serbes et Croates. Il était donc normal qu’un conflit éclate entre le meilleur club de chaque pays. Il fallait s’y attendre. » Aujourd’hui, quand on se rend au stade Maksimir de Zagreb où fut joué ce Dinamo-Étoile rouge, on peut s’arrêter devant la grande stèle murale en relief exposant un groupe de soldats se tenant fièrement, avec sur le côté une plaque qui proclame : « À tous les supporters du Dinamo pour qui la guerre a démarré dans ce stade le 13 mai 1990 et dont la vie s’est achevée par le sacrifice de leur vie sur l’autel de la patrie croate. »
Bien plus qu’un coup de pied
Le 16 mai 1991, au Marakana de Belgrade, la Yougoslavie multicomposite a disputé son dernier match avant son éclatement. Une belle victoire 7-0 contre les Féroé qui la qualifiera pour l’Euro 1992, mais dont elle sera finalement exclue par l’UEFA pour cause de conflit déclaré. Zvonimir Boban avait marqué un but face aux Féroé. Trois jours avant l’indépendance de la Croatie votée par référendum le 19 mai 1991… Le futur Milanais aura été malgré lui l’homme d’une rupture idéologique symbolique. Par son geste (un coup de pied) et par son engagement politique affirmé, Zvonimir Boban avait concouru à la personnalisation médiatique soudaine des grands sportifs en Yougoslavie. Or, dans ce pays, le régime politique avait développé une excellence remarquable prioritairement dans les « sports co » (foot, basket, volley, handball ou water-polo). Les sports collectifs étaient considérés comme plus « inclusifs » , de préférence aux sports individuels qui pouvaient consacrer des héros marqués par leur régionalisme (croate, serbe ou slovène), donc à l’encontre de l’esprit fédérateur national. En accédant involontairement à une forme nouvelle de « vedettariat » , Boban avait donc bien annoncé la fin de la Fédération yougoslave…
Par Chérif Ghemmour