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Le jour où Salazar a empêché Eusébio de quitter Benfica

Par William Pereira
4 minutes
Le jour où Salazar a empêché Eusébio de quitter Benfica

Libre comme l'air sur le terrain, Eusébio ne l'a pas toujours été en dehors. Convaincu du contraire, il a mis du temps à se rendre compte que le pouvoir, incarné par Salazar, se servait de son image à des fins politiques. Jusqu'à ce que le dictateur l'empêche de quitter Benfica pour la Juventus...

Eusébio n’est plus. À 71 ans, le King quitte un pays qui le pleurera bien plus loin que les trois jours de deuil national décrétés par le président Cavaco Silva. Des larmes proportionnelles à la joie que l’ancien attaquant de Benfica a apportée au Portugal. Et pas n’importe quel Portugal. On parle là d’un pays pauvre, rongé par la dictature de Salazar et plongé dans une mélancolie nommée « saudade » . Une enclave située à l’Ouest de la péninsule ibérique, ignorée de tous, obligée de vivre dans le passé pour se sentir vivante. Avec Eusébio, le Portugal faisait de nouveau connaissance avec un bonheur qui le fuyait depuis trop longtemps. Il était le Magellan, le Vasco de Gama des temps modernes. Balle au pied, il s’en va d’abord conquérir l’Europe, à Amsterdam en 1962. Là-bas, il a vaincu Puskás et surtout Di Stéfano, l’homme qu’il respectait le plus au monde ( « le meilleur de tous les temps » ). Puis, quatre ans et un Ballon d’Or plus tard, il quitte Lisbonne pour l’Angleterre, le premier pays du football. Certes, le Portugal y échoue injustement en demi-finale face aux Anglais, mais la troisième place et les neuf buts d’Eusébio suffisent amplement à le faire rayonner comme autrefois.

La police de Salazar

Une aubaine pour tout un peuple, oui, mais surtout pour Antonio de Oliveira Salazar, figure centrale du régime autoritaire, qui ne tarde pas à s’emparer du prodige benfiquista à des fins politiques. Ériger un Noir en figure de proue du pays permettait au dictateur d’apaiser les ardeurs des anti-colonialistes, qui se faisaient de plus en plus nombreux et menaçants. Eusébio, instrument du système, oui, mais contre son gré. « Je n’aime pas la politique. Je n’ai jamais été un homme politique et encore moins à cette époque » , s’est toujours défendu l’intéressé. Pourtant, que ce soit avant ou après 1974, le succès de la Panthère Noire a été instrumentalisé par le pouvoir, sans que le joueur ne s’en rende compte. Jusqu’à ce que cela nuise à ses intérêts.

Bien des rumeurs existent à propos de la manière dont le King était traité par Salazar et sa police. Certaines rapportent même que cette dernière le suivait partout, que ce soit à Lisbonne ou à l’étranger. Dans le numéro 95 de So Foot (avril 2012), Eusébio niait ces « on-dit » ( « Absolument pas. Depuis mon arrivée à Lisbonne jusqu’à aujourd’hui, j’ai toujours été libre de penser ce que je voulais et d’aller où je voulais au Portugal » ), mais en confirmait d’autres. Salazar a fait de lui un patrimoine national pour le dissuader de quitter Benfica et donc le pays. Et l’homme qui dirige alors le Portugal va même plus loin pour s’assurer de garder sa pépite.

« J’aurais gagné beaucoup plus d’argent en partant »

En 1962, peu de temps après le deuxième sacre européen du club lisboète, la Juventus met 3 millions de dollars sur la table pour s’attacher les services du King. Les deux parties tombent d’accord et l’attaquant va même jusqu’à négocier son salaire avec les Bianconeri. Vingt ans avant Michel Platini, la Juve n’est donc pas loin de faire signer le meilleur joueur du moment, et se prend à rêver d’un duo Sivori-Eusébio. C’est à partir de là que Salazar intervient et fait tout capoter, comme le racontait le Ballon d’Or 1965 : « C’était un homme très intelligent. Au moment où la Juve voulait me recruter, il m’a tout simplement envoyé faire mon service militaire. Comme ça, si j’avais quitté le pays, j’aurais été déclaré déserteur et j’aurais été interdit de jouer au football, que ce soit à l’étranger ou en équipe nationale. Voilà, à cause de ça, je fais partie de ces joueurs qui n’ont pas eu l’opportunité d’évoluer dans un grand championnat étranger » . Et de ceux qui n’ont pas pu toucher un énorme salaire. Du moins pas avant son départ aux États-Unis : « J’aurais gagné beaucoup plus d’argent en partant. J’ai fait le calcul, un jour. À la Juve, j’aurais gagné autant d’argent en un an que pendant tout mon contrat à Benfica. Mais je ne vais pas me plaindre » .

Il ne s’en est jamais plaint, car au final, c’est en restant à Benfica qu’il s’est inscrit dans le paysage. Pas en tant que patrimoine national, ni patrimoine de la démocratie, étiquette que le Portugal libre a voulu lui coller, mais plus simplement en tant que « patrimoine des Portugais » , comme l’écrit João Malheiro dans la biographie autorisée d’Eusébio. Et surtout en ambassadeur du football portugais à travers le monde. Un rôle qu’il a tenu du début à la fin et en toutes circonstances, même pendant son service militaire, lors duquel il dispute 12 matchs avec la sélection « militaire » portugaise et inscrit neuf buts. Ironique. Lui qui ne voulait jamais servir d’exemple se comportait toujours de manière exemplaire…

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