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Le jour où Pinochet a profité d’un Clásico del Pacifico pour espionner le Pérou
C'est une histoire de barbouzes, un scénario tiré d'un invraisemblable roman d'espionnage. Après un Pérou-Chili remporté par les Incas en 1977, l'armée de Pinochet profita de la liesse générale du pays andin, pour effectuer incognito des missions de reconnaissance dans le Sud du territoire péruvien.
Le 26 mars 1977, un match décisif pour la qualification au Mondial 1978 se joue du côté de Lima. Un Clásico del Pacifico encore plus important que les autres, qui enverra le gagnant en Argentine un an plus tard. Une rencontre d’autant plus chaude qu’en coulisses, un autre match se joue. À droite (forcément), Augusto Pinochet en poste au Chili depuis 4 ans et son coup d’État du 11 septembre 1973. À gauche, le moins connu mais néanmoins sémillant général Francisco Morales Bermúdez, qui s’est emparé du pouvoir en 1975 après le Tacnazo. Lui commande le gouvernement révolutionnaire des forces armées. En plus de la rivalité sportive traditionnellement importante entre les deux pays, Chili et Pérou sont à l’époque en conflit larvé. Le centenaire de la guerre du Pacifique qui permit au Chili de conquérir de nombreuses villes péruviennes doit être célébré l’année suivante, et Morales Bermúdez ne manque jamais une occasion de faire monter la température. Dans le contexte sud-américain turbulent de l’époque, l’homme multiplie les appels patriotiques et exhorte son peuple à récupérer les territoires perdus. Le Chili flippe un peu, d’autant que l’armée péruvienne est supérieure et que l’amendement Kennedy interdit au Chili l’achat de matériel militaire.
Pour faire face à ce désavantage, le Chili prévoit d’espionner les bases militaires péruviennes, pour préparer au mieux son armée en cas de conflit. Et le général Pinochet a un plan. Un plan rocambolesque dévoilé récemment par le journaliste chilien Luis Urrutia O’Nell dans son livre Histoires secrètes du football chilien. Il s’agit de profiter de l’après-match pour repérer les installations militaires péruviennes. Comment ? En profitant de la liesse en cas de victoire péruvienne et de la vigilance moindre de l’armée incaica pour effectuer des missions de reconnaissances aériennes ! Ce plan, Pinochet le couve depuis le match aller, terminé sur un résultat nul à Santiago. Un affrontement auquel a assisté le général ganté. Pour la première fois depuis son coup d’État, le militaire s’est en effet rendu à un match de la sélection au Stade Nacional. Pas une coïncidence, mais un coup de poker destiné à faire en sorte que Morales Bermúdez fasse la même chose lors du match retour. Banco, Morales est bien dans les gradins à Lima ! Par l’entremise de centres religieux, le Chili livre aussi à des centres communautaires péruviens des dizaines de téléviseurs pour que le pays entier puisse voir le match.
Alors que le Chili entre sur le pré à Lima, sous les sifflets mais avec l’illusion d’obtenir un match nul qui les qualifierait pour le Mondial, le général Pinochet depuis Santiago espère, lui, un autre dénouement. Et son souhait va être exaucé. Elias Figueroa et ses partenaires tiennent bon 45 minutes, avant de céder face à des Péruviens survoltés et supérieurs, de l’aveu même des joueurs chiliens : « On n’était pas bien, on n’a pas bien joué, et le Pérou nous a logiquement battus » , déclarait Figueroa à la Tercera. À peine le match terminé et la qualification assurée, Morales Bermúdez fait ce que Pinochet, en bon joueur d’échecs, attend de lui, il instrumentalise la victoire : « Je me souviens très bien du président péruvien, faisant un tour d’honneur ! La joie des gens était énorme, ce qui est compréhensible, mais celle du président était excessive » , rappelait Rodolfo Dubo, un autre joueur chilien, dans la Tercera. Jusqu’au-boutiste, le président péruvien va même jusqu’à enfiler le maillot du capitaine Julio Meléndez. Et d’entonner tranquillement l’hymne national devant tout le stade ! Profitant de l’euphorie ambiante, le stade chante alors « sin toque de queda, sin toque de queda ! » Une manière de réclamer à leur chef d’État la fin du couvre-feu en vigueur et le droit de fêter la victoire dans la rue, toute la nuit. Accordé !
Depuis le palais de la Moneda, Pinochet jubile, son plan machiavélique a fonctionné. L’ennemi est distrait, il peut être espionné. Les plus hautes autorités politiques et militaires du pays baissent la garde. Elles sont trop occupées à fêter la victoire. Dans la nuit du 26 mars 1977, les avions chiliens s’envolent d’Antofagasta dans le Nord du pays et survolent l’espace aérien de leur voisin. Ils profitent de la joie démente des Péruviens pour photographier leurs bases militaires et obtenir des informations essentielles en cas de conflit. Un conflit qui n’aura jamais lieu, mais qui fait dire aujourd’hui à l’ex-joueur de la Roja Alberto Quintano, interrogé par la Tercera : « En éliminatoires, le Chili et le Pérou ont toute une histoire, et à l’époque, les matchs ne duraient pas uniquement 90 minutes, les positions gouvernementales de chaque pays avaient aussi leur importance. Je n’étais pas au courant des faits qui se jouaient en coulisses ce jour-là. Mais c’est unClásico del Pacifico! Qu’on le veuille ou non. Ce match ne sera jamais comme les autres ! » Encore moins ce soir de mars 1977.
Par Arthur Jeanne