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Le jour où Mohamed Ali a adoubé Pelé devant l’histoire
Le 1er octobre 1977, Pelé s'offre un dernier tour de piste sous les yeux de Mohamed Ali, venu reconnaître le Roi du foot comme l'un des siens : la caste des plus grands.
Décédé en 2016, Mohamed Ali a posé son empreinte bien au-delà de la boxe. Une stature mondiale qui devait bien à un moment ou un autre le conduire à tutoyer une autre grande figure sportive « noire » de son époque : Pelé. Entre « the greatest » et le « roi », la rencontre prendra même des airs de reconnaissance mutuelle, malgré l’immense fossé qui les séparait, tant sur le fond que la forme. La logique les aurait normalement plutôt conduits à s’affronter sur le ring et en dehors, à coups de déclarations vantardes. Mais Pelé n’était pas un boxeur, et Ali pouvait bien accepter qu’un « frère » partage un peu de sa gloire sur un autre terrain que le sien. 1er octobre 1977. Pelé met un terme à sa carrière. Au Giants Stadium de New York, environ 75 000 spectateurs assistent à une improbable confrontation entre le Cosmos et Santos, les deux clubs de sa vie, pour lesquels il jouera une mi-temps chacun. Un invité d’honneur tient une place particulière à ses yeux, et pour les photographes qui se pressent autour de lui, pendant que les pancartes ornées d’un « love » garnissent les tribunes : Mohamed Ali. « Je veux être comme Pelé. Je veux arrêter en étant encore champion et que les gens me réclament. Et j’aurais le droit à une grosse fête au Madison Square Garden. » Attention, le monde retient son souffle.
Andy Warhol : « Vous avez remplacé les stars de cinéma d’Hollywood »
Les deux personnages sont bien davantage que des sportifs renommés et recouverts de trophées. Ils en ont parfaitement conscience, leur popularité dépasse de loin les pages sport des magazines. Andy Warhol, qu’ils ont pu croiser au Studio 54, temple du disco florissant, le leur a susurré à l’oreille : « Vous avez remplacé les stars de cinéma d’Hollywood » dans le cœur des gens. Ils sont aussi bien au fait d’une autre évidence : leur discipline, leur talent et surtout évidemment leur dimension symbolique dans leur époque leur ont permis de rayonner à travers le monde. Au nord comme au sud, qui commence à se dresser face à l’impérialisme occidental. Le rock ne peut prétendre encore à un tel universalisme. Seul un petit Bruce Lee est aussi en train de réaliser pareil miracle dans son coin. Ils se parlent donc de la même échelle, surplombant le globe.
Pelé gardera un souvenir assez révélateur de leur premier face-à-face, un caractère bien trempé qui tranchait avec le côté réservé du démiurge blond du Pop Art. « Il se révélait un personnage complètement différent d’Andy Warhol – avec plus de fun, à faire des blagues tout le temps. Nous avons dîné un soir et il me taquinait constamment, en affirmant qu’il était plus célèbre que moi. Le football m’a quand même donné l’occasion de rencontrer beaucoup de gens formidables. J’ai discuté avec Nelson Mandela en Afrique une fois, et j’ai côtoyé cinq papes aussi. » Toutefois, seul « Ali Bombay » eut sûrement l’audace et l’impudence de prétendre, devant lui, en le fixant du regard, qu’il pesait plus lourd que le héros de la Seleção.
Pelé : « Mon idole Mohamed Ali »
Le plus étonnant, quand on connaît le peu d’humilité de Pelé, reste qu’il sembla toujours finalement lui donner raison, ou du moins feindre de respecter cette hiérarchie au Panthéon du XXe siècle. Le ballon rond a certes pris l’ascendant sur les gants. La mythologie et la politique, en étoiles jumelles, ont en revanche accordé leur faveur à un seul demi-dieu, qui « vole comme le papillon, et pique comme l’abeille ». Lorsqu’en février 2014, il révéla avoir eu une conversation Facetime avec le multiple champion du monde, ses propos demeuraient toujours empreints d’un profond respect et d’une déférence dont il le sait moins capable pour ses confrères à crampons, certes peut-être inspiré par la déjà mauvaise santé du héros de Kinshasa, mis à terre par le pire des cogneurs, Parkinson. « Aujourd’hui, j’ai eu une belle surprise. J’ai eu un échange FaceTime avec mon idole Muhammad Ali. » Il n’avait en effet plus donné de nouvelles depuis l’enterrement de son ancien meilleur ennemi, Joe Frazier.
Étrangement, s’il fallait trouver un équivalent à Edson Arantes do Nascimento dans le monde de la boxe, n’importe qui songerait davantage à ce dernier, ou même à George Foreman. D’une certaine façon, il aurait pu parfaitement endosser, en appliquant les grilles d’analyse et les gammes d’insultes de l’homme précédemment connu sous le nom de Cassius Clay, l’ingrat rôle du « bon nègre », terme qu’Ali utilisait lui-même. L’occasion de le déstabiliser et aussi de promouvoir un message politique appris auprès de Malcom X (avant de le répudier par fidélité à Elijah), tout en se recouvrant de la cape du justicier du peuple noir. Toutefois, Pelé n’était pas sur le ring. Il venait du Brésil, ce qui devait peut-être l’inciter à la même « mansuétude » politique qu’envers le controversé Mobutu. La concurrence avait en tout cas beaucoup moins de sens du coup, et quand la route des deux hommes finit par se croiser, Ali s’était presque assagi. Il avait quitté la Nation of islam pour rejoindre le sunnisme, sa rhétorique mégalo avait pris une tournure plus paternaliste et sympathique.
Ali : « Désormais, nous sommes deux à être les plus grands »
Donc retournons en 1977, à Big Apple. Pelé entame alors un dernier tour d’honneur, moment de ferveur et de dévotion un peu décalé vu le lieu. Mohamed Ali descend vers l’astre du jour. « Quand je parle d’amour, je regarde vers Mohamed Ali, et il pleure. Je sais alors que nous sommes égaux et frères », lâche, ému, Pelé dans la presse. Le vainqueur du « Rumble in the Jungle » l’embrasse, et lui donne l’accolade, l’entoure de son aura. « Désormais, nous sommes deux à être les plus grands », lâche-t-il avec son sens inné du timing, une tournure de phrase qui lui conserve malgré tout le privilège d’attribuer les titres de noblesse. En 2000, Pelé sera ainsi nommé deuxième sportif du siècle par la BBC, derrière Mohamed Ali. En ce 29 décembre 2022, les deux plus grands de tous les temps sont désormais réunis. Pour l’éternité.
Par Nicolas Kssis-Martov