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Le jour où l’Iran et les États-Unis s’affrontaient sur un terrain de foot
Gerland, 40 000 spectateurs, des tribunes qui se rentrent dans le lard, un avant-match étouffant et même un film à la télé française qui achève de mettre de l’huile sur le feu : USA-Iran a été de très loin la rencontre la plus politique du Mondial 1998 en France. Même si le match sera vécu nettement plus intensément dans un camp que dans l’autre...
« Je ne suis pas un homme politique, je suis un sportif. » Pour la centième fois de la semaine, Jalal Talebi, le sélectionneur iranien, remâche les mêmes mots en conférence de presse. L’Iran s’apprête à défier les États-Unis, à Lyon, et l’entraîneur cherche à éteindre les braises sur lesquelles il piétine depuis qu’il a pris la tête de l’équipe iranienne, quelques jours plus tôt. Mission quasi impossible : depuis que le tirage au sort a placé l’Iran et les États-Unis dans le même groupe, tous les yeux sont rivés sur le revival d’une baston idéologique et politique qui traîne depuis des décennies. Alors, pour le premier match de l’histoire opposant Iraniens et Américains, les enjeux sportifs sont éclipsés par les digressions géopolitiques. La prise du pouvoir du Shah soutenue par Washington en 1953, la révolution iranienne, la crise des otages de Téhéran de 1979, le drame du vol 655 d’Iran Air, abattu par un tir de missiles provenant d’un croiseur américain en 1988… Autant de conflits interposés et de contentieux que les médias des deux côtés se plaisent à condenser dans 90 minutes de football.
Persépolitique
Ce 21 juin 1998, la confrontation entre les deux nations semble ainsi destinée à se prolonger sur la pelouse de Gerland. La faute, aussi, au contexte d’avant-match. Les messages d’apaisement échangés entre le clan Clinton et Mohammad Khatami, nouveau président modéré et enclin à une ouverture sur l’Occident, sont systématiquement mis à mal par les déclarations des conservateurs iraniens, qui profitent de l’occasion pour narguer « Le Grand Satan » .
« Pour le Guide de la Révolution Ali Khamenei, l’équipe nationale était censée brandir la grandeur de l’islam » , explique le réalisateur Jamshid Golmakani, auteur d’Iran : le foot, un enjeu pour tous, un documentaire en immersion avec la Team Melli en 1998, sorte de Les Yeux dans les Bleus version iranienne. Ce climat pesant finit par affecter les camps de base américains et iraniens en France. « À la place des journalistes sportifs, ce sont les journalistes politiques des grands médias américains qui ont débarqué juste avant le match face à l’Iran, se souvient le défenseur américain David Régis. On a eu l’impression d’être désignés comme des diplomates, comme si c’était à nous de refaire l’histoire. » Son coéquipier, le numéro 10 Tab Ramos, confirme que les joueurs américains ont alors surtout la tête au sportif : « Nous avons essayé de dépolitiser au maximum la rencontre. On venait de perdre contre l’Allemagne, l’Iran avait perdu face à la Yougoslavie… On devait les battre, un point c’est tout. »
L’équation est plus complexe côté iranien. Si l’entraîneur et certains joueurs cherchent à dédramatiser la rencontre, d’autres foncent dans le tas. Comme l’attaquant Khodadad Azizi, qui a toujours en travers de la gorge le soutien des États-Unis à l’Irak lors de la guerre qui a opposé l’Iran aux armées de Saddam Hussein entre 1980 et 1988, faisant des milliers de victimes civiles. « Nous ne perdrons pas ce match, dégaine celui qui évolue alors à Cologne. Beaucoup de familles de martyrs attendent de nous voir gagner. C’est pour eux que nous voulons l’emporter. » La chaîne M6 achèvera d’échauffer les esprits iraniens en diffusant dans la semaine le film Jamais sans ma fille, un long-métrage très critique de la société iranienne, mettant en scène une Américaine qui cherche à fuir Téhéran. « L’équipe de foot était en colère, ils ont organisé une conférence de presse pour contester cette diffusion, témoigne Jamshid Golmakani. Pour eux, c’était de la déstabilisation. Après, c’est vrai que ce film ne fait que véhiculer les conneries que l’Occident raconte sur le monde musulman. »
Guns and Roses
Finalement, le fantasme de voir débouler les 22 acteurs les armes au poing s’estompe. Le capitaine de l’Iran, Ahmedreza Abedzadeh, mène la procession, des gerbes de fleur à la main et accepte la main tendue de son homologue américain, Thomas Dooley. « Rien n’était prévu, jure David Régis. Il fallait que quelqu’un fasse le premier pas. Je me souviens que le capitaine, Thomas Dooley, nous a simplement dit, après les hymnes : « Allez les gars, on va faire la photo tous ensemble. » On a suivi. » L’avant-match, vécu différemment par les deux camps, semble faire néanmoins effet sur le terrain : les Iraniens, en mission, surprennent des Américains pourtant dominateurs.
Alors que la Team America bute à trois reprises sur les poteaux, Hamid Estili catapulte de la tête une balle dans la lucarne de Kasey Keller. En tribune, les fans US peinent, eux, à se faire entendre parmi les 7000 supporters iraniens, même si la cohabitation se passe sans heurts. « À un moment, j’ai vu des échauffourées, poursuit David Régis. J’ai appris plus tard que c’était à cause des différends politiques au sein même des supporters iraniens. » Se font alors face les soutiens du régime des Mollahs et la diaspora iranienne exilée en France, majoritairement critique du pouvoir en place. « Certains militants de l’opposition ont pénétré sur la pelouse de Gerland pour brandir le portrait de leurs leaders, le couple Radjavi, explique Golmakani. Mais la réalisation était contrôlée, les Iraniens n’ont pas pu voir ces images à la télévision. »
La hache de guerre est pourtant enterrée lorsque Mehdi Mahdavikia entérine la victoire iranienne, malgré la réduction du score de Brian McBride (2-1). Téhéran chavire : d’habitude sévèrement encadrées, les scènes de liesse populaire se multiplient dans les rues de la capitale. Mais la communication politique reprend rapidement ses droits. L’ayatollah Khamenei jubile : « Ce soir, le puissant et arrogant adversaire a senti le goût amer de la défaite. » La grande réconciliation est encore loin. Les joueurs, pourtant, ont fait quelques pas en avant, comme l’explique le milieu américain Tab Ramos : « Mohammad Khakpour, le numéro quatre de l’Iran, est ensuite venu jouer dans mon club, à New-York. On est devenu très amis, il venait souvent manger à la maison. Il a vécu quelque temps aux États-Unis avant de revenir entraîner en Iran. » Faire la paix sur le pré, à défaut de pouvoir la conclure en dehors. Deux ans plus tard, les deux sélections s’affronteront à nouveau, à Los Angeles. En match amical, cette fois-ci.
Par Adrien Candau et Mathieu Rollinger
Tous propos recueillis par MR et AC, sauf ceux de Jalal Talebi et Khodadad Azizi, tirés du New York Times.