- Histoire vraie
- Article issu du magazine
Le jour où les Bleus ont perdu face à la Corse
Il y a certaines défaites que les Bleus préfèrent planquer sous le tapis. Comme Séville 1982. Ou encore cette défaite face à une petite sélection d’irréductibles Corses...
Né le 17 mars 1929 à bord d’un ferry effectuant la liaison Ajaccio-Marseille, Victor Sinet était un journaliste sportif respecté, l’une des plus fines plumes de L’Équipe et de France Football durant la seconde moitié du XXe siècle. Un genre de Panoramix du football corse aussi, qui s’est éteint sur son île le 17 septembre 2012, à 83 printemps. Certes, sur le « continent » , son nom n’est connu que des initiés, mais sur l’Île de Beauté, la mémoire collective se rappelle qu’il est à l’origine de l’un des plus grands exploits du football corse. C’était le 28 février 1967, au stade Vélodrome de Marseille.
Le Roumain corse
L’histoire commence par un coup de fil passé début février. Fraîchement nommé sélectionneur des Bleus, Just Fontaine cherche un sparring-partner pour préparer son premier match officiel dans les meilleures conditions. Prévu pour le 22 mars au Parc des Princes, l’amical face à la Roumanie est l’occasion pour lui d’innover. « À l’époque, je prônais la défense en ligne, dresse-t-il d’emblée. Certains diront le contraire, mais j’étais le premier à tenter ça avec l’équipe de France. Et je voulais absolument que mes joueurs aient au moins un match dans les pattes pour peaufiner le système. » C’est donc au détour d’une conversation téléphonique anodine avec Victor Sinet, son « ami »depuis leur rencontre « à l’occasion d’un reportage sur le Stade de Reims », que le meilleur buteur sur une phase finale de Coupe du monde a l’idée d’une rencontre entre la France et la Corse : « Le football corse était en plein essor, et je savais que leurs joueurs ne faisaient pas de cadeaux. Donc j’étais parfaitement conscient que jouer contre une équipe corse allait endurcir mes joueurs… » Le journaliste use de son entregent et, au lieu de contacter l’un des trois clubs insulaires – le GFC Ajaccio, champion de France amateur en titre, l’AC Ajaccio ou le SEC Bastia –, il propose à Justo de rassembler une sélection des meilleurs joueurs de l’île, professionnels comme amateurs. Banco. En une semaine à peine, le match est officialisé et organisé à Marseille, où la communauté corse est largement implantée.
« Des hommes qui ont des couilles »
En réalité, Victor Sinet s’appuie sur un groupe bien établi, et ce, depuis cinq ans tout pile. En février 1962, il était déjà à l’origine de cette sélection corse qui avait battu l’OGC Nice (1-0) dans une partie organisée pour venir en aide aux familles des victimes de la catastrophe aérienne du Monte Renoso. Idem en juin 1963, pour un match nul, mais caritatif (1-1) contre le Stade de Reims durant lequel les Corses avaient même pu goûter aux joies d’un stade Vélodrome orné du drapeau à la tête de Maure. Orchestrée par Pierre Sinibaldi, l’entraîneur corse du grand Anderlecht des années 1960, et composée quasi exclusivement de Bastiais et d’Ajacciens, cette sélection bien mieux rodée que prévu tombe le masque d’entrée face à la sélection française. Deuxième minute de jeu, Jean-Pierre Serra, ailier de l’OGC Nice, déborde côté droit et sert en retrait le buteur bastiais Étienne Sansonetti, dont la frappe tendue laisse Daniel Eon bouche bée sur sa ligne de but.
Ironie du sort, la légende veut que Just Fontaine ait demandé à Sinibaldi de faire évoluer ses joueurs dans le même dispositif tactique que les Roumains. Ce que le principal intéressé réfute, appuyé par Serra : « Je ne crois pas qu’il y ait eu de consignes. De toute façon, on ne savait pas comment jouait la Roumanie. En revanche, eux savaient qu’en affrontant les Roumains, ils allaient jouer contre des hommes qui avaient des couilles. Comme nous quoi… Et puis on ne voulait pas passer pour des rigolos. À l’époque, on ne se dopait pas, mais moi, ce soir-là, j’étais dopé… Dopé à la Corse ! Et ce déboulé côté droit, si ça se trouve, je ne l’aurais jamais réussi avec Nice, mais là, j’étais en transe. On ne dirait pas comme ça, mais je courais le cent mètres en onze secondes, donc Cardiet, il n’a vu que mon numéro pendant toute la soirée ! » Il l’a surtout vu à la 57e minute de jeu, quand, lancé dans le dos de la défense, « Jipé » devance la sortie du gardien et marque d’un pointard des familles. Deux pions à rien, l’affaire est pliée.
Lazzis et licenciement
Dès lors, les insulaires verrouillent leur exploit en faisant tourner la gonfle. Moment choisi par les 25 000 spectateurs du Vélodrome pour narguer l’équipe de France en scandant : « Laissez-les marquer! Laissez-les marquer! »« À travers ces chants, au-delà de la boutade, il y aussi la volonté de montrer qu’ils sont français, analyse Didier Rey, professeur d’histoire à l’université de Corte et spécialiste du football corse. Ce match de 1967 a été totalement réinterprété dans le contexte nationaliste des années 1990, mais à l’époque, la Corse est en pleine mutation économique, et le football est vu comme un vecteur d’excellence et d’intégration. Il y a une véritable volonté de prouver, à travers le football, que les Corses sont français, et même parmi les « meilleurs » Français, et qu’ils peuvent être utiles à la France. » De là à en sélectionner quelques-uns chez les Bleus ? Presque, dixit Just Fontaine :« Oui, j’y ai pensé. Il y en a un ou deux qui m’ont tapé dans l’œil pendant le match, et je les aurais bien pris pour amener un supplément d’âme au groupe. Parce que c’étaient des guerriers, les types ! Mais bon, je n’ai pas vraiment eu le temps de le faire puisqu’ils m’ont viré deux matchs plus tard… »
En attendant de pointer à l’ANPE, Fontaine finit la soirée dans un restaurant de la cité phocéenne. Un resto corse, bien entendu.« C’est l’un des plus beaux souvenirs de ma carrière, lâche Jean-Pierre Serra, des trémolos dans la voix. Ce soir-là, il y avait tout : la Corse, la victoire et le partage. Entre nous, Corses, il y avait déjà une amitié extraordinaire, mais ces gens-là étaient tout en haut, ils étaient l’équipe de France, et pourtant ils étaient tous très humbles, heureux d’être avec nous. Et je peux vous dire qu’il y a eu de la galéjade à table ! On est restés longtemps en contact avec certains. Justo est même venu manger une bouillabaisse chez moi, à Saint-Trop’… » Sympa. Surtout lorsque l’on sait qu’au coup de sifflet final, le coach des Bleus a glissé ces quelques mots à Sinibaldi : « Ils en ont dans le ventre, vos Corses ! Si un jour on vous file votre indépendance, vous pourrez toujours espérer jouer un rôle sur le plan international ! » Beau joueur. Pas comme L’Équipe, le quotidien sportif de référence, qui, le lendemain, titre sur un cinglant « Affligeant ». Preuve que ce jour-là, Victor Sinet ne travaillait pas.
Article paru initialement dans le SO FOOT 136
Par Paul Bemer
Source de la photo de homepage: www.corsefootball.fr