- Coupe du monde – Groupe E – Suisse/France
Le jour où le verrou suisse a sauté
Réputée défensive et peu génératrice de parties prolifiques et spectaculaires, la Nati suisse a pourtant la particularité d'être l'une des deux actrices du match de Coupe du monde avec le plus de buts inscrits en 90 minutes. C'était en quart de finale du Mondial 1954, disputé à domicile, et l'Autriche s'était imposé 7-5. Une rencontre pour l'histoire.
Il faut le reconnaître, l’actuelle Coupe du monde brésilienne est hyper plaisante à voir, avec des surprises, des révélations, des stars au rendez-vous, du spectacle et des buts. Plein de buts, 3 par match en moyenne. C’est beau mais ce n’est rien à côté des stats du Mondial suisse de 1954, il y a tout juste 60 ans : 5,38 buts de moyenne par match, des triplés à la pelle et même un quadruplé du meilleur artificier de la compétition Sandor Kocsis, tête de pont de la merveilleuse sélection hongroise, finaliste malheureux face à la Mannschaft.
Dans le rôle de révélation, c’est le pays hôte qui s’illustre en dominant par deux fois l’Italie en phase de poules : le 17 juin à Lausanne puis le 23 juin à Bâle en match d’appui (les deux sélections avaient terminé avec le même nombre de points et il avait fallu un match supplémentaire pour les départager, le goal average n’existant pas encore). La route pour les quarts ouverte, la Nati devait affronter l’Autriche le 26 juin à Lausanne. Elle n’était clairement pas favorite face à un adversaire qui s’était qualifié brillamment en dominant l’Écosse 1-0 puis en étrillant la Tchécoslovaquie 5-0. Le buteur Erich Probst avait profité de ces deux matchs pour inscrire 4 buts. Pas de doute, il est en forme pour ce rendez-vous et toute son équipe avec elle. En face, la Suisse compte sur la tactique de son sélectionneur, Karl Rappan (de nationalité… autrichienne) pour mettre à mal les velléités offensives de l’adversaire. La tactique en question, c’est celle dite du « verrou suisse » , car déjà à l’époque comme aujourd’hui, les Helvètes se traînent la réputation d’une équipe défensive, chiante à jouer. Leur plan consistait à laisser le ballon à l’équipe adverse pour mieux la stopper en défense et jaillir par des contre-attaques rapides. À l’ère du WM et de la défense à trois, il s’agit d’une tactique révolutionnaire, la première avec quatre joueurs à vocation défensive dont un libéro.
40° de température, 6 buts en 11 minutes
Le grand spectacle n’est donc pas forcément attendu en ce 26 juin, d’autant que la chaleur est accablante : 40° et des organismes qui commencent à fatiguer, surtout côté suisse, une formation constituée d’amateurs et qui a disputé le match de barrage décisif face à l’Italie seulement trois jours avant. Il va s’agir seulement de bien défendre, dans une ambiance pas si favorable que ça, même à domicile à Lausanne. Le gardien titulaire Eugène Parlier, dit « Gégène » , est ainsi conspué dès qu’il touche le ballon par une partie du public car il évolue en club chez le grand rival, le Servette, ayant été préféré au début de la compétition à l’habituel portier de la Nati, Georges Stuber, de Lausanne-Sport. Et des ballons, Parlier va plus aller en ramasser au fond des filets qu’en stopper au cours de cette partie record, complètement folle. Vous êtes prêts ?
Allons-y pour le scénario. La Suisse ouvre d’abord la marque au quart d’heure de jeu puis marque deux nouveaux buts coup sur coup. 3-0 donc. Réponse autrichienne violente avec une égalisation actée en trois minutes et autant de buts marqués, puis deux nouveaux pions avant le retour aux vestiaires. Dans les dernières minutes de la première période, la Suisse réduit la marque à 4-5. Dans le deuxième acte, l’Autriche refait le break, la Suisse revient une dernière fois, avant un dernier but autrichien à l’amorce du dernier quart d’heure, pour un score final insensé de 7 à 5 en faveur des visiteurs. Pour les amateurs des listes de nombres – des fans de Lost par exemple – le résumé du match en minutes avec but : 16e, 17e, 19e, 25e, 26e, 27e, 32e, 34e, 39e, 53e, 58e, 76e. En 11 minutes de jeu, de la 16e à la 27e, 6 buts ont été inscrits. Et deux joueurs ont inscrit chacun un triplé : Wagner pour l’Autriche, Ballaman pour la Suisse. De quoi filer une syncope à Christian Jeanpierre.
Un défenseur suisse avec une tumeur au cerveau !
Plus d’un demi-siècle plus tard, difficile de comprendre comment un tel score a pu se produire. Les journalistes présents sur place pour assister au match et recueillir les impressions des 22 acteurs n’étaient pas légion et il n’y a que peu de témoins vivants. Parmi les joueurs, il n’en reste que deux côté suisse : Roger Vonlanthen l’ailier et « Gégène » Parlier le malheureux gardien. Interrogé il y a peu par un média suisse, ce dernier a justifié la chose par le fait que le défenseur phare de l’équipe, Roger Bocquet, disputait la Coupe du monde avec une tumeur au cerveau ! « Tout le monde le savait, ça ne l’empêchait pas de jouer, expliquait-il. Mais là, évidemment… Ça a changé tout le commerce(sic). Il a plus vu un ballon et dans les vestiaires à la mi-temps, alors qu’on était menés 5 à 4, il nous a dit: ʺC’est bon les gars, 3-0, ils sont foutus !ʺ »
Kurt Schmied, le gardien autrichien, aurait aussi été victime d’hyperthermie, autrement dit d’un vilain coup de bambou, en début de match, d’où ces trois premiers buts encaissés coup sur coup (la vidéo atteste qu’il paraît comme absent). Reste que ce match a laissé une empreinte indélébile dans l’histoire et prouve que non, vraiment, même si ses prestations les plus récentes en Coupe du monde le laissent penser, tous les matchs de la Suisse dans la compétition ne sont pas cadenassés. Tiens, au fait, quelle température est prévue tout à l’heure à Salavador au moment du coup d’envoi ?
Par Régis Delanoë