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- 6 octobre 2001
Le jour où David Beckham a fait chavirer l’Angleterre
Du précipice à l'extase. De la souffrance collective à un moment de communion unique. Le 6 octobre 2001, il y a quatorze ans jour pour jour, David Beckham offrait dans les ultimes secondes d'un match contre la Grèce la qualification à l'Angleterre pour le Mondial 2002. Plus qu'un coup franc sublime, un exploit personnel qui a permis au capitaine des Three Lions de se réconcilier avec sa nation. Récit d'une rencontre où le pied droit délicieux du milieu de terrain a reconquis les cœurs anglais.
Les dernières secondes s’égrènent dans ce qui ressemble à une lente marche funèbre. Au cours d’une rencontre suffocante, haletante, mais surtout frustrante, tout le peuple anglais retient son souffle, suspendu au pied droit d’un seul homme. Celui de David Beckham. Après une faute plus que généreuse accordée aux Three Lions – Teddy Sheringham se voyant légèrement poussé par Kostas Konstantinidis –, le numéro 7 assorti du brassard de capitaine au bras se saisit du cuir aux 25 mètres. Il le dépose délicatement avant de reculer de quelques pas. Comme toujours, le port est altier, le regard lointain déjà tourné vers sa cible et l’équilibre parfait au moment d’offrir cette caresse inoubliable. D’un coup de patte dont lui seul a le secret, le milieu de terrain nettoie la lucarne gauche d’Antónios Nikopolídis alias George Clooney. L’explosion de joie, devant cette tribune de Stretford End qu’il connaît tant à Old Trafford, en communion totale avec ses supporters, se veut presque inespérée. Dans le temps additionnel d’un match à l’enjeu immense contre la Grèce, Beckham vient d’égaliser (2-2). Mais surtout d’envoyer son pays à la Coupe du monde 2002, qui se tiendra au Japon et en Corée du Sud. Ce 6 octobre 2001, le miracle est anglais. La tragédie, elle, grecque.
Si le soulagement est tel, c’est que rien ne prédestinait un tel scénario. Avant le coup d’envoi, l’Angleterre de Sven-Göran Eriksson est en tête du groupe 9 devant l’Allemagne, grâce à une meilleure différence de buts. Elle qui revient pourtant de loin. Un an plus tôt, presque jour pour jour, les Three Lions pointaient à la dernière place de leur groupe après une défaite à domicile face à la Nationalmannschaft (0-1) et un nul concédé en Finlande (0-0). Depuis, ils se sont repris brillamment, se payant même le luxe d’humilier le rival allemand chez lui (1-5). Un dernier succès suffirait pour décrocher leur billet pour l’Asie (le second du groupe devant alors disputer les barrages contre l’Ukraine). Et ce n’est pas la Grèce, déjà éliminée, minée par des conflits internes et qui reste alors sur trois défaites de rang en déplacement qui fait figure d’épouvantail. En dépit d’un rapport de forces qui semble clairement déséquilibré, le sélectionneur allemand de l’équipe hellène, Otto Rehhagel, espère jouer un vilain tour aux proclamés favoris. « Ça ne me déplairait pas de donner un coup de main aux Allemands… mais je pense avant tout à ma Grèce » , lâche-t-il, sans se départir d’un sourire aux lèvres à peine dissimulé, en conférence de presse d’avant-match.
Une formalité à remplir sur fond de polémiques
Même avec les absences annoncées de David Seaman, Nicky Butt, Sol Campbell et surtout Michael Owen, la nation de Sa Majesté se sait sûre de sa force et aborde ce rendez-vous comme une simple formalité. « Je suis persuadé que l’équipe que je vais choisir pour affronter la Grèce va faire un excellent travail pour l’Angleterre » , se contente de commenter sobrement Eriksson. Même son de cloche de la part du Captain Beckham, plus investi que jamais dans son rôle : « Des joueurs d’expérience vont nous manquer, comme Michael Owen et David Seaman. Mais les grandes équipes surpassent ce genre d’absences. La France s’en sort quand elle a des joueurs en moins, d’autres entrent et se mettent au niveau. » Mais derrière cette quiétude apparente, une affaire extra-sportive ébranle la vie quotidienne du groupe britannique. La veille de rejoindre ses partenaires, Steven Gerrard, révélation de l’année avec Liverpool et affublé du sobriquet « lucky charm » , car les Three Lions n’ont jamais perdu en sa présence, a été pris en flagrant délit par des paparazzis en train de s’enfiler quelques bouteilles lors d’une soirée un brin trop arrosée avec deux amis, à Southport. Une incartade qui a fait les choux gras des tabloïds anglais, poussant Stevie G à présenter des excuses publiques. Face à la polémique naissante, c’est encore le Spice Boy qui est monté au créneau afin de servir de paratonnerre et de rappeler à tous l’unique objectif : la qualification.
Gerrard et Scholes sombrent, Beckham rayonne
Sur le papier, le match doit être une partie de plaisir. Sur le terrain, la réalité est finalement tout autre. Trop faciles, presque condescendants envers leurs adversaires, les Anglais menés par Martyn dans les bois, Neville-Keown-Ferdinand-Cole comme arrière-garde, Scholes et Gerrard en régulateurs au milieu, puis la paire Beckham-Barmby chargée d’alimenter le duo liverpuldien formé par Fowler et Heskey, sont fébriles. Dominés dans les duels. Et concèdent plusieurs occasions de Karagounis et Zagorakis. Avant que l’impensable ne se produise. Après un mauvais dégagement défensif, la future arnaque d’Arles-Avignon, Ángelos Charistéas, profite de cette erreur pour ouvrir le score sur une reprise croisée (0-1, 35e). Le bloc grec aligné en 5-3-2 met à mal le jeu britannique. Symboles de ces maux, Scholes et Gerrard sont méconnaissables, incapables de dicter le rythme du match à leur guise. Sur le front de l’attaque, Fowler et Heskey ne se montrent pas plus inspirés. Quand la mi-temps se profile, seul le pied droit de David Beckham enchante les 66 000 spectateurs réunis dans le « Théâtre des Rêves » . Seul le milieu illumine alors une pâle sélection anglaise.
Au retour des vestiaires, les compères du joueur de Manchester United retrouvent quelques couleurs, galvanisés par l’entrée en jeu d’Andy Cole à la place de Barmby. Pendant que Heskey allume quelques mèches devant les cages de Nikopolídis, Beckham distille sa magie à travers ses fameux coups francs. S’il trouve le cadre à plusieurs reprises, jamais il ne prend à défaut le portier adverse. Du moins, pas encore. Celui qui le fera sera Teddy Sheringham, buteur victorieux de la tête sur un coup de pied arrêté de « Becks » (1-1, 69e), seulement trente secondes dans la foulée de son entrée sur le terrain. L’esquisse de la révolte ? Même pas. Une minute plus tard, les Anglais, trop enorgueillis par l’égalisation acquise, se déconcentrent et laissent Nikolaidis exploiter leurs errements défensifs (1-2, 70e). À ce moment précis, l’Allemagne obtient son billet direct pour l’Asie, tandis que l’Angleterre se dirige vers de périlleux barrages. Mais le destin en décidera autrement, infléchi par le sang-froid et le talent d’un seul homme.
Au sortir d’une rencontre éprouvante, l’Angleterre jubile. Les Allemands n’ont pu faire mieux qu’un match nul face à la Finlande (0-0), lui offrant la première place sur un plateau. La Grèce, elle, par la voix de son coach, critique ouvertement l’arbitrage de Dick Jol qu’il juge tendancieux. « L’arbitre a donné un paquet de coups francs à Beckham, peste-t-il, passablement irrité, en conférence de presse d’après-match. Les buts anglais viennent de coups francs qui n’existaient pas. On aurait pu gagner et ça aurait été un succès historique. » Peut-être, oui. Mais, ce jour-là, les louanges étaient réservées à un seul homme. « Le terrain était lourd, et les Grecs nous ont posé des problèmes. La circulation du ballon s’en est ressentie. Le public a commencé à s’impatienter, les joueurs aussi et c’est dans ce genre de situations que l’on commet des erreurs. Dans ces cas-là, il faut puiser dans ses réserves. C’est ce que notre capitaine a fait au moment où nous en avions le plus besoin. Il a tout donné pour l’équipe » , lâche Sheringham, éminemment fier, dans un élan de félicité commune. Sven-Göran Eriksson, lui aussi, ira de son hommage personnel : « Beckham méritait de marquer, ce fut l’un de ses meilleurs matchs sous le maillot anglais. Son but dans les dernières secondes ? Ça n’a rien à voir avec de la chance, c’est la classe. »
« Le moment de tirer un trait sur quatre années de douleur, d’amertume, de haine »
Et quid du ressenti de David Beckham ? Traîné dans la boue et vilipendé dans tout le Royaume après son expulsion en quarts de finale contre l’Argentine lors du Mondial 1998, celui qui totalise aujourd’hui 115 sélections racontera, bien des années plus tard, avoir vécu ce fait d’armes comme un acte de rédemption le réconciliant avec sa nation : « Je pouvais entendre comme l’énorme bruit d’un tambour. C’est comme si c’était le seul bruit dans le monde. Ce son, on pouvait le ressentir jusque sur le terrain. Puis, d’un coup, le stade est devenu complètement silencieux, comme si tous les fans savaient que la prochaine occasion pouvait faire basculer le match. Teddy Sheringham a essayé de ramasser le ballon pour tirer le coup franc, mais j’ai été plus prompt. Il s’est approché de moi et m’a dit : « Je dois le faire, je sais que je peux le faire. » Mais rien ne pouvait m’empêcher de le tirer. Je me sentais calme, confiant, sûr de moi. J’en avais raté quelques-uns au cours du match, mais ma confiance était toujours aussi élevée. Ce n’était pas seulement un coup franc pour l’Angleterre, c’était aussi pour moi. C’était le moment de tirer un trait sur quatre années de douleur, d’amertume, de haine. Comme si ce moment m’était réservé. J’ai pris deux grandes respirations, j’ai regardé le coin supérieur du filet et j’ai vidé mon esprit de tout, sauf d’une seule pensée : « Je vais marquer. » Avant même de voir le ballon toucher le fond des filets, j’étais déjà parti en train de sprinter pour aller manifester ma joie. Le silence avait été remplacé par un énorme rugissement, presque assourdissant. Le stade a tout simplement éclaté. J’avais travaillé comme un fou durant ce match. Pour des raisons inconnues, j’avais une énergie infinie ce jour-là. Je courais partout, je revenais défendre, je me portais sans cesse vers l’avant. Tout semblait possible. Les gens pouvaient voir combien cela signifiait pour moi de jouer pour mon pays. Le but a juste été la cerise sur le gâteau. Comme si tous les doutes qui subsistaient à mon sujet en tant que joueur et en tant que personne avaient disparu en un instant. Je savais que l’un des chapitres les plus difficiles de ma vie avait pris fin. J’étais enfin pardonné. » Pour l’éternité.
Par Romain Duchâteau