- Décès de Johan Cruyff
Le jour où Cruyff a tiré un penalty à deux
En 1976, Antonin Panenka donne naissance au tir au but qui porte son nom. Six ans plus tard, Johan Cruyff révolutionne lui aussi, à sa manière, le penalty. Il ne pouvait en être autrement pour un homme qui exècre l’exercice.
« Personne ne s’attendait à cela, la surprise était totale. Après le but, le temps s’est arrêté. Tout le monde était tétanisé, ne comprenant pas ce qu’il venait de se passer. Les gens se demandaient si c’était autorisé, si le but était valable, ce que l’arbitre allait décider… Personne ne savait comment réagir. Nos partenaires étaient émerveillés. » Trente-trois ans après les faits, Jesper Olsen n’a pas oublié ce moment de flottement que Johan Cruyff et lui-même ont offert aux 10 500 spectateurs présents au Stadion De Meer d’Amsterdam, ce 5 décembre 1982. Ce soir-là, l’Ajax éparpille Helmond Sport, 5-0. Une humiliation qui connaît son climax à la 21e minute, alors que Cruyff se baisse pour poser le ballon sur le point de penalty.
Son mètre quatre-vingts à peine déplié, il décale délicatement le ballon sur la gauche pour son jeune coéquipier. Le Danois lui remet instantanément, et Cruyff marque dans le but déserté. Le dindon de la farce s’appelle Otto Versfeld. « Tout s’est déroulé très vite. Je me suis demandé : « Qu’est-ce qui se passe ici, nom de Dieu ! » J’ai hésité, alors que si je m’étais rué sur le ballon en première intention, je l’aurais eu. Mais c’était trop tard, Olsen avait déjà rendu le ballon à Johan Cruyff » , rejoue le gardien d’Helmond Sport. Sur le banc des remplaçants, Hans Galjé, le portier réserviste de l’Ajax, compatit avec son homologue : « Johan était un joueur extraordinaire, mais ça, c’était du jamais-vu. Et en même temps, c’est un geste qui lui ressemble. Il essayait tout le temps des nouvelles choses, il aimait expérimenter. C’était son état d’esprit. » Si le geste laisse l’assistance incrédule, Jan Manuel, l’arbitre, ne perd pas de temps pour valider le second but de l’Ajax. Le bonhomme connaît son règlement.
Le remake raté d’Henry et Pirès
Le « coup de pied de réparation » , aussi appelé « penalty » , n’est finalement rien d’autre qu’une sanction visant à réprimander une équipe coupable, dans sa surface de réparation, d’une des dix fautes pour lesquelles un coup franc direct doit être accordé, comme le stipule la loi 14 des règles du jeu de football. Et comme dans l’exécution de tout coup franc direct, rien n’oblige son tireur à frapper directement au but. À condition qu’il respecte les règles de base : la passe doit être exécutée vers l’avant, avec interdiction de toucher la balle une seconde fois avant qu’elle ne soit entrée en contact avec un autre joueur. Le tout conjugué à la spécificité du penalty, qui oblige tout autre joueur que le tireur à se trouver hors de la surface de réparation avant que ce dernier n’ait frappé le ballon. Bref, il aurait été beaucoup plus simple d’envoyer une bonne vieille sacoche des familles dans le petit filet. Surtout que le plan mis en place par Cruyff exige qu’Olsen lui remette le ballon en retrait, histoire de s’épargner une fâcheuse position de hors-jeu.
Autant de paramètres que Robert Pirès et Thierry Henry ont mal mesuré vingt-trois ans plus tard, cet après-midi d’octobre 2005, lors d’une rencontre face à Manchester City. Grand fan de Cruyff, Henry avait pourtant briefé son coéquipier la veille du match. « On l’avait préparé après qu’Arsène Wenger avait sifflé un penalty pendant un exercice. Cependant, les rôles étaient inversés : Thierry était dans le rôle de passeur et moi dans celui buteur, ce qui fonctionnait très bien » , explique Pirès. Mais au moment de mettre l’exercice en pratique, c’est la catastrophe. Henry décide d’échanger les rôles au dernier moment, ce qui pétrifie l’ancien Messin. Au point de louper le ballon : « J’ai eu un black-out. Je ne sais pas pourquoi, mon pied s’est tétanisé au moment de toucher la balle… » S’ensuit une scène pour le moins gênante. Pris dans son élan, Thierry Henry dépasse le ballon… qui est directement récupéré par la défense de City. Pire, l’arbitre, persuadé que Pirès touche deux fois le ballon, accorde un coup franc aux Citizens devant un public d’Highbury totalement médusé.
Le timing, c’est la clé
L’échec du duo d’Arsenal tient en une explication : la réussite de ce penalty ne laisse pas de place à l’improvisation. « Henry et Pirès sont tous deux droitiers, mais Pirès a fait sa passe côté gauche. En plus, le timing est mauvais. Le timing, c’est la clé, même pour les meilleurs joueurs » , décrypte Olsen, persuadé que Cruyff l’avait choisi pour son pied gauche. Au vrai, le but inscrit face à Helmond Sport n’est que le résultat d’un travail de longue haleine. Dès le début de la saison, Cruyff réquisitionne l’ailier danois pour mettre au point son geste. Pendant des heures, après les entraînements, les deux joueurs, que quatorze années séparent, accordent leurs violons. À l’abri des regards. « Personne ne savait qu’on préparait ça. Ni nos coéquipiers ni l’entraîneur, Aad de Mos » , affirme Olsen. Jusqu’au jour J. « Lorsqu’on a obtenu ce penalty contre Helmond Sport, Johan m’a dit : « On le fait ! » Et j’ai répondu : « Oui » » , se félicite Olsen. « J’ai ressenti beaucoup de pression au moment de le faire, bien sûr, car nous ne l’avions plus travaillé depuis des mois. »
Dans ses cages, Otto Versfeld ne pense à rien de spécial. Avec le recul, il concède qu’un élément aurait pu lui mettre la puce à l’oreille : « Quand Cruyff s’est avancé, j’aurais dû me douter de quelque chose, parce qu’il ne tirait jamais les penaltys. Il a pris le ballon en main, et dès qu’il l’a posé sur le sol… » Décalage, passe en retrait, but. En deux temps, trois mouvements, à 35 ans, alors qu’il dispute l’avant-dernière saison de sa carrière, Johan Cruyff vient de résumer son génie en une fulgurance. « Cette action reflète bien Johan, parce que c’est plein de ruse, à son image. À cette époque, on pouvait être le meilleur joueur du monde sans être un monstre physique, simplement en étant créatif » , se souvient Peter Boeve, arrière gauche de l’Ajax entre 1979 et 1988. Avec ce but, en apparence le plus facile de sa carrière, Cruyff marque autant l’histoire de son sport qu’en reprenant de l’extérieur du pied, en extension, à un mètre cinquante du sol, un ballon impossible contre l’Atlético en 1973. « C’est un moment spécifique, comme lorsque Panenka a tiré le penalty auquel il a donné son nom, théorise Olsen. Ce sont des instants dont tout le monde se souvient. » Même Messi et Suárez, qui n’étaient pas nés à l’époque.
Par Mathias Edwards et Émilien Hofman