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Le Japon et la tragédie de Doha en 1993
Pour la première fois depuis 1993, Hajime Moriyasu et le Japon reviennent au Qatar en compétition officielle. Afin d’effacer leur plus grand traumatisme sportif : la tragédie de Doha.
Quand il quitte le Parc des Princes, au soir du 17 novembre 1993, David Ginola est inconsolable. Opposée à la Bulgarie, l’équipe de France quittait la route de la Coupe du monde 1994 sur un coup de Trafalgar signé Emil Kostadinov, pour lequel l’attaquant des Bleus sera à jamais désigné responsable. Ce qu’« El Magnifico » n’a certainement jamais su, c’est qu’un mois plus tôt, le 28 octobre au Qatar, Hajime Moriyasu, aujourd’hui sélectionneur du Japon, vivait pareil cauchemar.
Acte I : tout va bien
Comme dans toute bonne œuvre de Kōbō Abe, il faut d’abord du contexte. À l’aube des années 1990, le Japon entame en effet sa mue sportive, axée sur le football, dans le sillage de la réussite individuelle de Yasuhiko Okudera ou Kazuyoshi Miura, puis dans la professionnalisation de la J-League, actée en 1992. Dans cette dynamique vertueuse, l’objectif se tourne logiquement vers la World Cup américaine, ultime point de bascule de cette ascension programmée. Milieu de terrain prometteur avant de devenir tacticien placide, Moriyasu se remémore : « Je m’étais consacré à mon rêve de Coupe du monde. Nous avons eu tellement de camps d’entraînement que j’ai passé plus de temps avec mes coéquipiers qu’avec ma famille. »
Rendez-vous est donc pris à Doha, pour un minichampionnat qualificatif en match unique – aux côtés de l’Arabie saoudite, de la Corée du Sud, de l’Irak, de l’Iran et de la Corée du Nord – organisé par l’AFC. La campagne est d’ailleurs canon pour les Nippons d’Hans Ooft, leaders à une rencontre du terme, dans un système de victoire à deux points (deux succès, un nul, une défaite). Pour rallier les USA, il faut alors simplement l’emporter face aux Irakiens lors de la dernière journée. Tout autre résultat qualifierait Saoudiens et Sud-Coréens, respectivement vainqueurs de l’Iran (4-3) et de la Corée du Nord (3-0). Un effort a priori inutile, puisque de son côté, le Japon mène au score (2-1) grâce à des réalisations de Miura (5e) et Masashi Nakayama (69e). Problème : il reste encore 30 secondes à jouer.
Acte II : rien ne va plus
Il faut dire qu’en dépit de leur élimination, les Irakiens la jouent fair-play, en allant au bout de chaque action. Un inconvénient pour des Japonais cramés physiquement, à l’image de Hajime Moriyasu, sur les rotules, et venus offrir un ultime corner à des adversaires sans pitié. Serge Muhmenthaler, arbitre suisse du soir, indique d’ailleurs sa montre aux deux bancs. Après le coup de pied coin, il sifflera la fin de la partie. 90e+1 : le piège se referme.
Le centre d’Alaa Kadhim fige en effet une défense tétanisée par son inexpérience, scotchant Matsunaga sur sa ligne, pour permettre à Jaffar Omran de s’élever dans le ciel mal éclairé de l’Ahli Stadium. En slow-motion, le coup de caboche propulse le ballon dans le petit filet du portier des Yokohama Marinos encore inconscient. Le temps s’arrête, le match aussi, et la stupeur gagne onze hommes s’écroulant tour à tour sur une pelouse jaunie par la chaleur : égalisation de l’Irak (2-2), le Japon ne verra pas le Mondial. L’Arabie saoudite et la Corée du Sud, si.
La triste fin d’une génération sacrifiée
La tristesse ne tarde pas à se transformer en traumatisme vivace, amenant avec lui son lot d’injustices. Hans Ooft sera limogé moins de deux semaines plus tard, quand Shigetatsu Matsunaga, mis au ban de la sélection durant un an (il ne disputera que six rencontres supplémentaires, avant d’annoncer sa retraite internationale), finit placardisé par l’opinion publique. La triste fin d’une génération sacrifiée, à l’image du « King Kazu », puisque sur les treize acteurs alignés en ce 28 octobre 1993, seuls deux – Masashi Nakayama et Masami Ihara – seront de l’aventure historique de France 1998.
« Je ne me souviens ni de ce qu’il s’est passé dans les vestiaires après le match, ni de ce que j’ai dit aux médias, ni du trajet en bus jusqu’à l’hôtel, détaille Moriyasu. Tout ce que je sais, c’est que je voyais la Coupe du monde juste devant moi, mais quand je suis allé la chercher, elle s’est volatilisée. » De la poésie noire, teintée d’une ironie humiliatrice, puisque chez le frère ennemi sud-coréen, on parle, à l’inverse, de « Miracle de Doha ». Des clins d’œil multiples, pour des Samouraïs qui, après avoir subi pareille désillusion en huitièmes du Mondial 2018 contre la Belgique, choisiront donc Hajime Moriyasu pour conjurer le sort de ces tragédies successives. À commencer par celle de Doha.
Par Adel Bentaha
Propos d'Hajime Moriyasu tirés de FIFA.com
Crédits photo : FIFA.com