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« Le huis clos, ce n’est pas le vrai football »
Après un long arrêt dû au coronavirus, le football a donc repris dans plusieurs pays, notamment dans les grands championnats européens, où les droits TV comptaient plus que les supporters, forcés à rester dans leur canapé. À quoi rime le foot sans public ? Quelles conséquences pour la suite ? Joueurs, supporter, écrivain, philosophe et syndicaliste répondent.
Le casting
Gennaro Bracigliano, entraîneur des gardiens de l’ASNLOualid Zazou, supporter du Raja CasablancaBenjamin Nivet, retraité, de retour en amateur à l’Étoile de BrouRenato Civelli, capitaine du CA Banfield, en D1 argentinePhilippe Martinez, secrétaire général de la CGTSteffen Borge, philosophe norvégienMickaël Correia, journaliste, auteur de Une histoire populaire du football
L’influence des supporters sur le matchGennaro Bracigliano : J’ai déjà joué un match à huis clos, c’était horrible. C’était à Montpellier lorsque je jouais à Nancy. J’avais l’impression de jouer un match amical, sauf qu’il y avait trois points en jeu. C’était déroutant. Lorsque tu commences le match, tu es dans ta bulle. Qu’il y ait 80 000 spectateurs comme au Kerala (en Inde), ou 50 lors de ce huis clos à Montpellier, tu te concentres. Mais il y a un effort à faire au niveau de l’adrénaline par rapport à un environnement avec du monde.
Oualid Zazou : Pour nous, il y a un désavantage : le Raja, c’est le public. On peut avoir une équipe nulle, mais avec le soutien du stade, le Raja devient le Barça. Nos joueurs le disent, ils sont boostés par les supporters. On l’a vu lors du dernier derby, où on est revenus à 4-4 après avoir été menés 4-1. De manière générale, le huis clos n’est pas une bonne chose. Le foot, c’est l’ambiance. Crier, encourager. La passion. Sans supporters, l’équipe souffre. Si on se retrouve devant une télé à crier, ça ne changera pas le résultat. Benjamin Nivet : Pour les équipes qui jouent à domicile et ont une grosse ambiance, il y a moins de pression sur l’adversaire avec un huis clos. C’est aussi le cas pour certains joueurs, qui ne vont pas avoir le public qui les siffle après un loupé. Dans la préparation du match, ce doit être aussi plus dur pour la motivation. Un stade rempli te la donne automatiquement : on a besoin du public, des supporters. Mes meilleurs souvenirs, c’est quand il y a une ambiance, un stade rempli. Le huis clos, c’est morose et ce n’est pas le vrai football. Il n’y a pas de saveur, pas de communion avec les supporters après une victoire.Renato Civelli : On doit s’adapter, c’est une pandémie exceptionnelle. Bien sûr que ce n’est pas l’idéal de jouer sans supporters. Le football est un spectacle, il est produit par les joueurs et les supporters, donc sans le public il changerait, évidemment. Si on avait toujours joué sans supporters, le football ne serait pas le sport populaire qu’il est. Mais cette pandémie a tout changé.Philippe Martinez : Je n’ai jamais joué dans des stades aussi remplis que les pros, mais on connaît l’apport d’un public sur les joueurs. Enfant, je jouais dans un petit stade de banlieue avec 400 supporters, à l’ancienne, où l’on joue la touche à 1,5m des barrières, et ça fait autant plaisir que le Stade de France avec 80 000 spectateurs.
Le stade, lieu de vieOualid Zazou : En ce moment, il n’y a pas de foot. J’aurais aimé vivre sans oxygène plutôt que sans le Raja. C’est très difficile. J’ai la carte du stade, j’annulais mes voyages pour le Raja… Pas de foot, pas de stade : c’est la galère. Pour calmer la douleur, je suis les joueurs sur Instagram. Franchement, plutôt que le huis clos, je préférerais qu’on arrête carrément le foot, huit mois ou un an. Lorsqu’il y a un match auquel je ne peux pas assister, je retrouve les autres Rajaouis dans un café, c’est cool, mais ce n’est pas le stade. Le stade, c’est une deuxième maison. Quand je pars au stade, je sais où passer, je sais où m’asseoir, je retrouve les amis, c’est un deuxième quartier. Il y a quelque chose d’intime.Steffen Borge : Il y a un aspect dionysiaque qui va avec le foot. C’est une expérience jointe. Prenons l’exemple de la musique : je suis sûr qu’en France, des musiciens font des concerts en ligne. Pour du rock ou de la pop, l’expérience commune n’est pas la même. La musique est évidemment la même, mais il y a quelque chose avec le public : le partage de la musique dans un espace commun. J’ai aussi joué au foot. J’étais très content quand je marquais, mais il y avait seulement quelques potes, leurs copines. Si j’avais marqué devant 100 000 fans et qu’ils étaient devenus fous grâce à mon but, évidemment le sentiment aurait été différent, amplifié.Philippe Martinez : Le stade n’est pas forcément le lieu le plus fréquent pour manifester ou revendiquer. Mais il y a plein d’exemples de liens entre le club de foot et l’usine. Tout le monde se souvient de Saint-Étienne et Manufrance. Dans des villes plus moyennes, c’est aussi le cas. On parle de tribunes populaires. Quand une boîte ferme dans une ville, il y a par exemple des clubs qui permettaient aux syndicalistes d’accrocher des banderoles dans les tribunes. Ce sont des moments durant lesquels l’usine et le foot ne font plus qu’un. À mon époque, je pense à Aimé Jacquet qui a travaillé à l’usine et qui est resté attaché à sa région d’origine et au milieu dans lequel il a commencé sa carrière. En Angleterre, il y a ce lien très fort entre les supporters et le club et leur ville. On le voit bien avec le film Looking for Eric de Ken Loach sur Cantona, que j’avais beaucoup aimé. C’est peut-être moins vrai maintenant, avec la hausse du prix des billets et la mondialisation du foot.
Le huis clos, avatar du foot businessMickaël Correia : C’est toujours la rengaine du foot comme miroir de la société. Le débat, c’est : est-ce qu’on fait primer l’économie sur la santé ? Là, il y a trop d’enjeux avec la manne financière des droits TV. Il y a un clivage entre les ultras et les institutions du foot. Il y a eu un geste spectaculaire : des groupes de supporters de 150 clubs différents en Europe ont appelé à la fin de saison. C’est du jamais-vu. Il y avait déjà des clivages sous-jacents, entre tenants de l’industrie du foot-business et défenseurs d’un foot populaire. Le dernier rempart pour mettre fin à l’absurdité de faire jouer les matchs, c’est que les joueurs se mettent en grève. Il en va aussi de leur santé. C’est penser le footballeur en tant que travailleur. Je dirais qu’il y a deux espoirs : que des joueurs, même pour des raisons individuelles, refusent de jouer, parce qu’ils peuvent avoir une certaine trouille ; et des actions côté ultras, qui ne sont pas les derniers à pouvoir nous surprendre en matière de créativité. Il y a un rapport de force qui peut aussi être financier en boycottant les matchs ou en les piratant.
Benjamin Nivet : On sent que l’économie prend le dessus. Il y a l’intérêt économique pour les clubs par rapport aux droits TV. Mais le football appartient aussi aux supporters et au public. Les matchs en Allemagne, c’était assez paradoxal, bizarre et illogique : on est dans un sport avec des contacts, mais pas de célébration, des remplaçants masqués. Il faut penser à l’après : le foot est trop devenu un business. On a oublié le côté sportif, il faut revenir à des valeurs, revoir notre façon de faire. Il faut penser à son centre de formation, faire jouer ses jeunes. Pas seulement acheter des jeunes et penser à leur revente, avec ce côté trading très présent aujourd’hui. Il faut arrêter avec les effectifs à 70 joueurs, et limiter le nombre de prêts, ce que les clubs anglais font beaucoup.Renato Civelli : La réalité en Argentine est différente de l’Europe. On ne peut pas arrêter le foot jusqu’à ce que les supporters reviennent, sinon on va passer un an sans jouer. Et ici, si le foot ne revient pas, les clubs vont avoir des difficultés pour nous payer. À Banfield, ils me doivent déjà 9 mois de salaire, donc imaginez si on continue comme ça. La télé a payé avril pour l’instant, mais après ? Même si éviter la propagation du virus est la priorité, les joueurs sont concernés par la situation. Peut-être qu’un jeune de 19-20 ans ne pense pas à ça, mais nous, les plus expérimentés, on sait que l’argent pour payer nos salaires doit sortir de quelque part. Il y a eu des réunions entre capitaines avec le syndicat des joueurs : sur 3400 contrats pros en Argentine, 2800 finissent en juin (dont lui, qui du coup pense à arrêter sa carrière, N.D.L.R.). Comme certains disent que le foot ici pourrait ne reprendre qu’en janvier 2021, beaucoup de joueurs se retrouveraient sans travail. Il y a eu une proposition pour prolonger les contrats, on est dans l’attente.
Sans public, le foot risque-t-il de se banaliser ?Mickaël Correia : Ce qui est sûr, c’est que cette situation crée une rupture et marque un nouveau pas. Quelque part, c’est un rêve pour l’industrie du football, qui n’a plus à gérer les supporters. Et en même temps, il y a une ambiguïté : on a aussi besoin des ultras pour vendre du spectacle, pour animer les tribunes. En Allemagne, on a eu les « plastic clubs » (Red Bull), là on nous prépare à un « plastic football », encore plus aseptisé.
Steffen Borge : Je ne pense pas que dans l’immédiat, les gens vont perdre de l’intérêt pour le foot. Mais c’est trop tôt pour le dire. Si cette crise dure pendant des années, des sports collectifs vont perdre de l’intérêt télévisuel, je pense. Si le foot s’était déroulé longtemps sans public, est-ce qu’il emporterait toujours autant l’imaginaire collectif ? Je ne sais pas, mais c’est difficile de dire que ce ne serait pas le cas. Qu’est-ce que ce serait si tout se déplaçait dans notre salon ? En un sens, c’est ce qui se passe actuellement en Europe. La Norvège est un cas intéressant. Comme en Allemagne ou en Angleterre : il n’y a pas forcément une réflexion sur ce qu’il va se passer s’il n’y a pas de supporters dans les stades la saison prochaine. On se dit : « Finissons d’abord celle-ci. » Je ne pense pas que le foot comme sport disparaîtra sous peu. Mais si ces sports d’équipe n’ont pas de personnes dans les stades, conserveront-ils leur emprise sur le public ? C’est en tout cas bizarre de parler d’une saison entière sans spectateurs, et c’est dur de ne pas imaginer qu’il y aura une baisse d’intérêt.
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Propos recueillis par Léo Ruiz et Guillaume Vénétitay