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- Maroc-Gabon (3-0)
Le Gabon n’a toujours pas digéré
Samedi dernier, le Maroc éliminait le Gabon de la course au Mondial à la faveur d'une raclée 3-0 sur ses terres. Normal, les Panthères ont passé leur journée à épancher leur diarrhée. Un jus d'orange empoisonné, réellement ? Entre les accusations des uns et l'ironie des autres, difficile de dégager la pulpeuse vérité de l'affaire. Récit d'une journée pas comme les autres avec ceux qui l'ont vécue aux toilettes.
C’est l’histoire d’une carafe remplie d’un jus d’orange empoisonné. Pas de Blanche-Neige, pas de nains, pas de sorcière, pas de pomme rouge sang non plus. Juste du jus d’orange et ses victimes. Dans ce genre d’affaire – puisque affaire il y a –, il existe deux types d’intervenants : le témoin loquace, celui qui dénonce à haute voix, et la victime souhaitant rester floutée. Ici, le loquace s’appelle Giovanni Ébé. Matricule : ancien latéral gauche de la sélection gabonaise, 30 ans, venu sur place pour soutenir ses coéquipiers. Six jours après la défaite 3-0 subie par le Gabon face au Maroc dans un match capital pour la qualification à la Coupe du monde 2018, le bonhomme rumine encore sa frustration depuis les sous-sols de la gare du Nord. « Tout ce que je te dis, je veux que cela sorte, confie-t-il d’entrée au bout du fil. Tu vas bien mettre ma photo et noter mon nom en entier, je n’ai pas peur. Parce que ce n’est pas possible de continuer comme ça. » Il inspire, puis rembobine la cassette.
Ce samedi matin-là, les vingt-trois joueurs de l’équipe nationale descendent dans la salle de petit-déjeuner de l’hôtel Farah de Casablanca, un cinq étoiles. Il est 10 heures. Comme d’habitude, le buffet est composé de céréales, fruits frais, viennoiseries, laitages, jambon, plats chauds et boissons. Arrivés le lundi précédent, voilà donc quatre jours que les joueurs se servent des mêmes produits, s’assoient aux mêmes tables, avalent les mêmes boissons. Ils n’ont de toute façon pas le choix, puisque la Fédération a refusé d’envoyer sur place un cuisinier attitré malgré les demandes spécifiques de Daniel Cousin, l’ancien attaquant lensois aujourd’hui manager général de la sélection. Qu’importe, puisque jusqu’ici, les ventres vont bien. Sauf que ce matin-là, quelque chose cloche : « Mon collègue s’assoit à côté de moi et il me fait remarquer qu’il y a des petits points noirs dans son jus d’orange, explique un joueur qui désire rester anonyme. Je regarde mon verre et je me rends compte que c’est pareil. Je vais me servir un nouveau verre dans la grande carafe collective, c’est encore pareil. Bon, on s’est dit que c’était de la pulpe, des petits trucs, on n’a pas analysé. Ça faisait une semaine que tout se passait bien. » Ils sont dix en tout à se servir un verre. Les autres sentent le coup fourré. À 11h15, premiers maux de ventre. Le joueur en question remonte dans sa chambre, son compagnon de chambrée est déjà aux toilettes, mêmes symptômes. Giovanni confirme : « C’est là. C’est quand les gars sont remontés du petit-dej’ que ça a explosé de partout. » Le mot est juste.
Vis ma vie sur la selle
Le défenseur, qui s’est retenu de boire le liquide empoisonné, est spectateur d’une véritable apocalypse gastrique. « Je suis monté dans la chambre de Merlin(Tandjigora, ndlr), il était complètement à poil en train de faire des allers-retours aux toilettes. C’était infernal. » L’équipée boitante file devant la chambre du médecin et se place en bout de queue. Sont déjà présents le coach adjoint, un des kinés, le traducteur et six autres joueurs. Après une rapide analyse du mal collectif qui frappe l’effectif, le médecin donne son diagnostic : empoisonnement général. Il est 12h, le match est dans huit heures. « Tout le monde déjeune dehors ! » , éructe-t-il. Les vingt-deux joueurs, dont l’hôtel est situé en plein centre-ville de Casablanca, appellent le bus de l’équipe. Problème, ce dernier a disparu, bloqué au cœur des embouteillages de la ville. Il faudra donc prendre le taxi. « Les petits taxis de la ville, on était quatre dedans. Aubam’ (Pierre-Emerick Aubameyang, ndlr) aussi, tout le monde ! On les arrête au bord de la route, au milieu de la foule, on doit traverser toute la ville qui est bourrée de drapeaux marocains, il y a des bouchons, les gens nous voient, nous klaxonnent… »
La caravane échoue dans un restaurant asiatique aux toilettes salvatrices. À quelques heures d’un match capital pour la qualification en Coupe du monde, l’après-midi sera donc rythmée par les plaintes du bal des éclopés, comme le confirme Giovanni : « Moi, ça me fait mal au cœur parce qu’il y a des gens qui ont fait une gastro alimentaire à trois heures du match. Merlin, je vous dis, si aujourd’hui il est à l’hôpital, c’est à cause de ça.(Sorti à la 15e minute, Tandjigora souffre d’une rupture des ligaments croisés, ndlr.) Il était faible ! Il a perdu beaucoup d’eau, il a passé tout son temps à aller aux chiottes ! Comment vous voulez être compétitif quand sept de vos joueurs titulaires ont mal au ventre ? Entre l’échauffement et le début du match, notre gardien est encore parti aux toilettes. C’est inadmissible. »
Dans le tunnel avant d’entrer sur le terrain, la confrontation est inévitable. « Bien sûr que les Marocains savaient. Ils nous narguaient, il se foutaient de notre gueule. Benatia faisait des snaps, ça lui faisait plaisir. Pareil à la fin du match, on attendait Pierre-Emerick devant le bus après le contrôle antidopage, et les Marocains nous insultaient en arabe en nous regardant dans les yeux. J’espère que Benatia, je ne vais plus jamais le croiser sur un terrain. On verra à la prochaine CAN, on verra. » Le Maroc s’impose 3-0 sur un triplé de Khalid Boutaïb, ancien Strasbourgeois et Ajaccien, et élimine définitivement les Panthères de la course au Mondial tout en chopant la première place du groupe C des éliminatoires africaines. Le début de la polémique, en réalité, puisque l’heure est venue de régler ses comptes.
Le chef de meute et les ballons disparus
Car face aux accusations, Mustapha Hadji, sélectionneur adjoint des Lions de l’Atlas, a envie de s’épancher sur RMC : « Ça nous a fait bien rire, c’était sympa. L’équipe du Maroc a un autre visage. Automatiquement, quand on nous affronte, on appréhende un peu le match. Il y a toujours des fausses excuses.(…)Il n’y avait pas de malades. Je ne sais pas ce qu’ils ont fait dans la semaine. À Casablanca, toutes les portes sont ouvertes. Si on est fêtard, et si on se laisse aller… Je ne sais pas ce qu’ils ont mis dans leur jus d’orange ! » Des accusations à peine voilées qui soulignent la ligne de défense du Maroc : une certaine dose d’ironie et pas mal de dénigrement. Et si le problème remontait à un peu plus loin qu’une simple gorgée de jus d’orange ? Giovanni accumule les soupçons : un hôtel en plein centre-ville choisi par la Fédération marocaine, placé en surplomb du plus grand marché de nuit de Casablanca, à « cinq minutes à pied de la gare » et de ses bruits de trains, des drapeaux gabonais placardés sur les fenêtres pour marquer la présence de la sélection, un étage non privatisé et des voisins de chambre étrangement fêtards pour un cinq étoiles, des coups de klaxon incessants pendant la nuit, une absence totale de policiers chargés de la sécurité du groupe, un dernier entraînement effectué la veille du match sans ballons à cause d’une inexplicable disparition du sac qui les contenait, et enfin l’évanouissement le soir même du fameux jus d’orange empoisonné, pourtant réclamé pour des analyses.
Alors, qui est le coupable ? Un loup esseulé un peu trop porté sur le patriotisme, ou carrément le chef de meute ? Giovanni a sa petite idée sur la question, même s’il sait que cela ne va pas plaire : « Les mecs de l’hôtel, ils ne peuvent rien faire sans l’aval de la Fédération. On ne peut accuser personne parce qu’on n’a pas de preuve, mais la Fédération gabonaise est en train de mener une enquête, ils veulent entendre ma version. Derrière tous ces facteurs, il y a quelque chose qui s’est passé de façon anormale, avec des gens de la Fédé qui étaient de mèche avec ceux de l’hôtel. La nuit du vendredi, je n’ai pratiquement pas dormi à cause du bruit, c’était infernal. » Et d’enchaîner : « Parce que là, on va mettre le tort sur les Marocains : certes, ils nous ont eus. Mais quand tu donnes le bâton pour te faire battre, c’est normal que ça te tombe dessus. » Cet autre joueur de la sélection se souvient lui d’un précédent, au Mozambique, où quatre membres de l’équipe avaient déjà subi un empoisonnement à la nourriture. Pourtant, aucune mesure préventive n’a été prise afin de minimiser les risques de récidives, malgré l’appui financier important du président Ali Bongo.
Black Panthères, noirs de colère
Côté gabonais, justement, l’armure explose. À deux pas de participer à la première Coupe du monde de leur histoire, les Panthères, qui soulignent toutefois que les Marocains « ont quand même bien joué » , pointent « l’incompétence » de leurs propres dirigeants. L’intendant, par exemple, est un ancien arbitre. « Il veut tout gérer, s’énerve Giovanni Ébé, des billets d’avion au contrôle des passeports, c’est lui qui a accepté de nous loger dans cet hôtel. Mais ce mec n’a jamais joué au football de sa vie, et on l’écoute lui et pas Daniel Cousin ? C’est un incompétent, et il se reconnaîtra. »
José Antonio Camacho, modeste ex-joueur et coach du Real, de la sélection espagnole et de Benfica, en prend aussi pour son grade. « Ce type n’a jamais entraîné une équipe africaine, il ne sait pas comment ça marche. Pourquoi est-ce qu’on va sur place dès le lundi à nos propres frais alors qu’on joue le samedi ? Pour se faire repérer ? Avec cet argent, on aurait pu prendre un cuisinier ou des agents de sécurité. Et si on voulait faire un stage, on pouvait aller dans une autre ville ou à côté, en Tunisie ! On avait tout mis en place pour ce match CA-PI-TAL (il appuie), le retour d’Aubam’, le retour de Ndong, et on passe à côté. Avec tous les moyens qu’on nous met, ce n’est pas possible d’avoir des dirigeants aussi incompétents. » L’enquête est aujourd’hui en cours, mais personne ne se fait réellement d’illusion, le match ne sera pas rejoué. Il faudrait des preuves et il n’y en a pas. Reste une qualification en CAN à aller chercher, et « surtout un honneur à restaurer » , confie dans un souffle notre témoin anonyme, soigné de son mal. Enfin, pas tout à fait, apparemment : « Moi cette défaite, je ne l’ai toujours pas digérée. »
Par Théo Denmat
Tous propos recueillis par TD