- Maroc
- Interview Denis Lavagne
« Le footballeur marocain, un talent potentiel qui doit faire plus d’efforts »
L’entraîneur français Denis Lavagne exerce à l’étranger depuis 12 ans. Actuellement en mission au Maroc pour sauver la place du MAS Fès en Botola Pro (1re division), il nous livre sa réflexion sur le football local, et revient sur ses autres expériences africaines, notamment au Cameroun, en Égypte et en Tunisie. Sans langue de bois, et avec la satisfaction du devoir accompli.
Vous avez pris les commandes du Maghreb AS fin novembre. Neuf matchs plus tard (9 points et 2 places grappillées), le club s’est extirpé de la zone de relégation avant la trêve. Quel bilan tirez-vous de ces premiers mois ?On a redressé la barre, mais il y a encore beaucoup de boulot. La priorité était de retrouver de la cohésion et de la rigueur, la victoire à Khouribga (0-3 contre l’OCK), qui sera un adversaire dans la course au maintien, a été le match référence. L’équipe est plus équilibrée, et le stage de préparation à Marrakech a permis de travailler sur ce qui cloche encore : la capacité à aller de l’avant, à peser dans le camp adverse. La fluidité dans les passes, réduire le déchet, plus de dynamisme offensif. Bien défendre ne suffira pas pour se maintenir.
Au-delà de l’objectif de base pour cette année (le maintien), qu’est-ce que vous aimeriez mettre en place sur le long terme ?C’est la deuxième fois que je prends les commandes d’un club maghrébin. Le but est similaire à ce que j’ai essayé de faire en Tunisie à l’Étoile du Sahel, si on m’en donne la possibilité : reconstruire et créer une nouvelle dynamique, impliquer les jeunes au maximum, avoir de l’ambition. Le MAS a quand même une sacrée histoire avec des titres de champion, plus deux coupes africaines (CAF et Supercoupe il y a 5 ans), sa place n’est pas dans la zone rouge.
Votre premier séjour au Maroc remonte à 2008, quand vous avez pris en main le centre de formation du Difaa El Jadida. Quelles différences y a-t-il eu avec vos expériences à Sedan (4 ans à la tête du centre de formation du CSSA entre 99 et 2003) ou au Qatar ?Ça n’a rien à voir. L’année à El Jadida a été particulièrement chaotique, on partait de zéro. Les infrastructures, les terrains d’entraînement, les moyens humains avec les éducateurs… Je ne m’attendais pas à ce que les conditions soient aussi défavorables, et j’ai préféré passer à autre chose en 2009. Le constat que j’ai fait à cette époque, c’est qu’au Maroc (que ce soit à El Jadida ou ailleurs), la culture des résultats prime sur la volonté d’investir dans la formation. Il n’y a pas de réflexion sur plusieurs années, et je pense que cette mentalité a encore de beaux jours devant elle, que ce soit ici ou sur le reste du continent.
Votre club a étonné lors de ce mercato en recrutant des profils auxquels les équipes maghrébines s’intéressent très rarement en général : un attaquant bosniaque (Dalibor) et un joueur anglais (Andre Blackman) qui a joué à Arsenal et Tottenham chez les jeunes. Pour le Maroc, c’est quasiment du jamais-vu…Les dirigeants ont voulu faire un pari un peu « exotique » , c’est vrai que voir des Européens venir jouer en Afrique du Nord, c’est original. Dalibor a été recruté en visionnant des vidéos. D’après ce que j’ai vu pour le moment, il est adroit devant le but à l’entraînement. L’Anglais, je ne saurais pas dire, ça va dépendre de sa capacité à s’adapter…
La crise financière que le MAS a traversé, qui a d’ailleurs eu des répercussions sur la gouvernance du club (démissions multiples, un nouveau président nommé en décembre) a-t-elle eu des conséquences sur le sportif ?Il y a eu une période de flottement, mais désormais, c’est rentré dans l’ordre.
Les salaires et les problèmes d’impayés ont été réglés, il y a eu une exposition du nouveau projet, donc ça va. De toute manière les joueurs n’avaient pas l’air déstabilisés, ça n’a jamais empiété sur la préparation des matchs.
Quel regard portez-vous sur le championnat marocain, sur ces deux derniers mois de compétition ?Le niveau est homogène, mais j’ai constaté que comme nous, les autres équipes galèrent sur le plan offensif. Ça défend très bien, mais il y a de grosses carences sur la gestion tactique d’un match, sur l’efficacité dans les temps forts, sur la capacité à apporter un surnombre en attaque. Hormis l’un des 2 co-leaders, le FUS de Rabat, où j’ai vu quelques fulgurances, je n’ai rien vu d’impressionnant. L’autre favori, le Wydad Casablanca, a enchaîné plusieurs 0-0 d’affilée, dont un à Fès.
Ces deux équipes sont en tête du championnat avec 28 points en 15 matchs, on ne peut pas vraiment parler de train d’enfer…Paradoxalement, ce détail m’a moins interpellé que le nombre exorbitant de buts sur coup de pied arrêté, et la faible utilisation des côtés. Je vois peu de débordements, peu de centres… Et le meilleur buteur (Abdessamad de l’Ittihad Tanger, ndlr) est à 6 buts. Ça veut tout dire.
Le foot marocain vit des années difficiles, que ce soient les clubs, les équipes de jeunes, les locaux ou la sélection nationale. Quelle est l’explication de cette baisse de niveau, de ces éliminations précoces dans les compétitions internationales, voire la non-participation ?Concernant les locaux, je maintiens que c’est la formation le problème. Les joueurs marocains ont de la technique, mais physiquement et mentalement, ça ne va pas. Ils sont dans la gestion de l’effort, ça va se traduire sur le terrain par une possession de balle stérile, l’obsession de garder le ballon à tout prix, uniquement pour se rassurer. On ne va pas voir de vraies capacités à se surpasser. Même si je sais que les Marocains sont de gros consommateurs de foot espagnol, je remontre à mes joueurs des vidéos de l’Atlético Madrid. Rien que pour la détermination, l’engagement de la première à la dernière seconde, cette vertu de l’effort qu’ils doivent avoir. Le talent sans effort, ça ne sert à rien. Si la formation est défaillante, ça va avoir des répercussions sur les équipes de jeunes, les clubs, et sur la sélection sur le long terme. Sachant que pour l’équipe A, il y a aussi le manque de continuité, et le fait que cette génération soit peut-être moins forte que les précédentes. Hormis Benatia, qui joue actuellement dans un grand club en Europe. Cette crise de résultats est un alliage de plusieurs paramètres.
Est-ce que vous garderez un bon souvenir de vos années au Cameroun, même si ça s’est mal terminé avec les Lions indomptables ? Vos déclarations, suite à votre éviction du poste de sélectionneur, ont fait couler beaucoup d’encre…J’en garderai un excellent souvenir.
Les titres de champion remportés avec le Coton Sport de Garoua, la mise en place du complexe de formation, qui a permis l’éclosion de Vincent Aboubakar et Edgar Salli notamment, tout ça c’est une énorme fierté. L’équipe nationale, c’était compliqué, trop de politique, de gens qui ont tout fait pour me mettre des bâtons dans les roues… Mais je ne regrette rien.
Après le Cameroun, vous débarquez en Tunisie en 2013, à l’Étoile du Sahel. Le club, vainqueur de la C1 africaine en 2007, boucle sa 5e année sans le moindre titre quand vous arrivez. On vous a donné des objectifs précis ? L’ESS était mal en point, le seul objectif à court terme était d’être parmi les quatre qualifiés pour les play-offs pour le titre de champion (cette année-là, le championnat de Tunisie se jouait en deux phases, ndlr). J’ai relancé le jeune Camerounais Frank Kom, et installé dans l’équipe première des jeunes du centre de formation. Certains se sont révélés, et frappent aujourd’hui à la porte de la sélection tunisienne : le latéral Nagguez, un temps suivi par Toulouse ; Boughattas, qui joue défenseur central ; le jeune meneur de jeu Hamza Lahmar, et quelques autres. Ce choix a été payant sur la première saison : on se qualifie pour les play-offs, on finit 3es, et il y a eu la victoire en Coupe de Tunisie, premier trophée de l’Étoile depuis 2008.
En revanche, vous avez eu moins de chance avec les attaquants : l’Algérien Bounedjah, désormais international, explose après votre départ du club (32 buts toutes compétitions confondues en 2014 et 2015) et la saison d’avant il y a eu Moussa Maazou…Bounedjah, c’était évident qu’après 2-3 mois d’adaptation, il allait faire un malheur avec ses qualités, c’est un finisseur puissant et athlétique. Maazou avait la tête ailleurs, il était un peu isolé dans le groupe et le fait qu’il soit imbu de sa personne n’arrangeait pas les choses. Son passage en Tunisie a été un échec. La saison précédant l’arrivée de Bounedjah, j’ai fait confiance à trois jeunes pour les postes d’ailiers et d’attaquant de pointe. Ils n’ont pas confirmé par la suite, l’un par dilettantisme et l’autre par manque de conviction. Pour le troisième (le Malien Michaïlou), je suis surpris qu’il n’ait pas percé.
Les matchs les plus marquants de votre époque tunisienne sont les empoignades contre le CS sfaxien de Ruud Krol, une des meilleures équipes africaines en 2013 et 2014. Vous butez sur eux en play-offs et en poules de C3 africaine, mais vous finissez par les battre en finale de Coupe de Tunisie en août 2013 (1-0). Comment avez-vous fait pour venir à bout de ce qui était votre bête noire cette année-là ? Ils avaient le meilleur effectif, et tous les top joueurs du championnat tunisien : le milieu de terrain Ferjani Sassi, qui joue aujourd’hui au FC Metz, l’ailier international Ben Youssef, l’attaquant Kouyaté, leur équipe était complète et redoutable. Mais la préparation mentale pour la finale de Coupe a été radicalement différente des autres matchs, les joueurs sont entrés sur la pelouse du Stade de Radès avec beaucoup d’agressivité, un engagement de tous les instants et une motivation énorme. Ce genre de matchs est devenu la marque de fabrique de l’Étoile du Sahel les années suivantes, avec une grosse rigueur et de la rage de vaincre. Après, oui, c’est dommage de ne pas avoir pu rivaliser en Coupe de la CAF.
Malgré ce titre, vous êtes limogé au début de la saison suivante, en novembre 2013. Que s’est-il passé ?La situation s’est détériorée à cause des problèmes financiers du club. On a appris la démission du président à Bamako, pendant qu’on était en déplacement pour jouer le Stade malien. Ça a un peu miné les joueurs, et influé sur les deux matchs de C3 qu’on devait jouer. On m’a promis que je pourrais continuer avec l’équipe, et dans la foulée, on me vire pour ramener Roger Lemerre, qui en définitive obtient des résultats similaires aux miens (3e place, victoire en Coupe, ndlr). En Tunisie aussi, les résultats et le court terme priment, une série de défaites et on efface tout.
Quand on regarde votre parcours en détail, on a le sentiment que toutes les campagnes africaines des clubs que vous avez dirigés sont un rendez-vous manqué, en particulier la Ligue des champions. En 2008, Coton Sport atteint la finale alors que vous avez quitté le club avant la phase de poules, et en 2011, vous ratez la qualification pour les demi-finales à un point près… Est-ce que ces échecs en Coupe d’Afrique, ça vous trotte dans la tête ? En 2008, j’ai réussi à qualifier le Coton Sport en phase de poules pour la première fois de son histoire.
Le choix de partir au Maroc au début de l’été était un choix de vie, et je voulais me rapprocher de ma famille. Les joueurs ont montré qu’avec un autre technicien, ils étaient capables d’être tout aussi performants. Je ne regrette pas ma décision. L’autre campagne de C1 en 2011, c’est différent. Les calendriers des compétitions africaines et européennes sont décalés, et la phase de poules de la Ligue des champions africaine débute en juin, au moment où les joueurs sont sollicités par l’Europe. Mes meilleurs éléments ont eu des offres à ce moment-là : Aboubakar (Valenciennes), Salli (Monaco) et Momi (Le Mans). Comment voulez-vous que je leur dise : « Restez encore 6 mois jouer la C1 avec nous, et vous aurez d’autres occasions de partir cet hiver » ? C’était impossible de les retenir. Les calendriers ne sont pas homogénéisés selon les continents, et ça entraîne des problèmes énormes. Sans ces joueurs et sans les jeunes partis jouer le Mondial U20, on a dû jouer la phase de poules avec nos moyens. Les Nigérians et les Soudanais (Enyimba et Al Hilal) étaient plus complets que nous, et les 7 points en 6 matchs n’ont pas suffi pour passer… C’est comme ça. Je n’ai pas de trophée africain dans mon palmarès, mais en Afrique, il y a des aléas qu’on ne peut pas gérer. En C1, comme en C3, il y a aussi les suspensions, les matchs traquenards à l’extérieur avec un arbitrage maison, on tombe sur des équipes mieux armées que soi… Je ne vois pas ça comme un manque dans ma carrière, parfois il faut accepter qu’il existe des choses qu’on ne peut pas maîtriser.
Et en Égypte, alors que Smouha vous recrute principalement pour la Ligue des champions 2015, vous êtes limogé au bout de deux mois avant même le début de la compétition…C’était voué à l’échec dès le début. Après leur 2e place la saison d’avant, de nombreux joueurs de Smouha ont été vendus, le recrutement n’était pas à la hauteur, l’état d’esprit et la discipline n’étaient pas là. On m’a viré sans me laisser le temps d’organiser les choses. Autant la saison d’avant quand je dirigeais l’autre club d’Alexandrie (l’Ittihad), ça s’est très bien passé, autant là, ça paraissait difficile et ça a tourné court.
Souvent, quand une expérience se termine mal pour vous (en Tunisie, au Cameroun, en Égypte), vous tirez sur tout ce qui bouge : mauvaise gestion, promesses non tenues, conditions défavorables, etc. Les dirigeants et l’encadrement que vous quittez en prennent pour leur grade. Qu’en est-il de vos erreurs à vous ?Je ne nie pas que j’ai fait des erreurs, j’assume et ce n’est pas parce que je n’en parle pas que je n’en suis pas conscient. Mais c’est trop facile de taper systématiquement sur le coach quand ça ne va pas. Je ne me laisse pas marcher sur les pieds, et quand d’autres que moi ont des responsabilités, je n’hésite pas à le dire. Ce qui peut me desservir, c’est que je ne suis pas quelqu’un de « rusé » : quand quelque chose ne me plaît pas, je monte au créneau et je m’exprime publiquement. C’est mon mode de fonctionnement, alors quand ça se passe mal et que ce n’est pas uniquement à cause de moi, je le dis haut et fort.
Vous parcourez l’Afrique et l’Asie depuis plus d’une décennie. Envisagez-vous un retour en France dans un futur proche ?Tant que je trouve un challenge qui me plaît, je ne me vois pas nécessairement rentrer tout de suite. Ces années à l’étranger ont été enrichissantes, découvrir d’autres cultures et d’autres modes de vie vous permet de voir le monde différemment, de considérer les choses pas uniquement en tant que Français, mais en se mettant à la place des gens que vous côtoyez. Si, dans les prochaines années, j’ai l’opportunité de continuer à exercer en Afrique ou dans d’autres coins de la planète, je ne vais pas m’en priver !
Propos recueillis par Farouk Abdou