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« Le football et l’Algérie, ça relève de l’irrationnel »
Alors que l'Algérie s'apprête à entamer sa dix-neuvième Coupe d'Afrique des nations, dans un rôle de tenant du titre, quatre acteurs du football et de la culture locale nous racontent leurs sentiments pour la sélection. Entre fierté et amour du maillot, le romantisme est de rigueur.
Le casting :
Redha Bentifour : danseur et chorégraphe, fils de l’ancien international algérien et membre du Onze de l’Indépendance Abdelaziz Bentifour.Mansour Boutabout : ancien international algérien entre 2003 et 2008 (22 sélections, 6 buts).Abdelkader Dejmaï : écrivain, auteur notamment du Jour où Pelé. Nasser Sandjak : ancien sélectionneur de l’Algérie entre 1999 et 2000.
L’Algérie s’apprête à entrer dans cette CAN avec un statut de tenant du titre, une première depuis 1992. C’est un beau symbole. Nasser Sandjak : Une joie immense. L’équipe d’Algérie est désormais attendue par tout le monde : ses supporters, ses adversaires, mais également ses détracteurs. Depuis son succès en 2019, c’est devenu une sélection qui compte sur le plan international. Ceux qui la supportent sont donc fiers et ceux qui l’apprécient un peu moins voudraient la voir tomber. Abdelkader Djemaï : Maintenant, ils sont obligés de gagner ! (Rires.) Ils nous ont habitués à la victoire, donc ils ont intérêt à assurer. Nous sommes extrêmement fiers d’eux, on ne pensait pas retrouver une équipe d’Algérie aussi haut, aussi vite, donc on va en profiter au maximum. Mansour Boutabout : C’est une dynamique exceptionnelle. Les garçons font un boulot monstre et ils ont entraîné tout un peuple derrière eux. Il n’y a que l’équipe d’Algérie pour vous faire vivre autant d’émotions. Même les clubs, qui ont pourtant une place énorme au pays, ne déclenchent ce genre d’émotion.Redha Bentifour : Ce cycle bénéficie à l’Algérie dans sa globalité. Nos joueurs sont en train de marquer l’histoire de leur sport et de mettre la lumière sur tout un pays avec quelque chose de positif. Ce n’est pas souvent qu’on a l’occasion de parler de nous en bien, donc merci aux joueurs.
Un titre de champion d’Afrique, une série de 34 matchs sans défaite et un groupe en totale confiance. Les supporters ont donc de quoi être encore plus fiers que d’habitude ? Sandjak : Nous soutenons toujours notre sélection, donc je ne dirais pas que notre fierté est retrouvée, car elle n’a jamais été perdue. Je dirais simplement qu’elle est gonflée à bloc. Ça faisait plus de trente ans que l’Algérie n’avait pas connu pareil engouement. Il ne manque finalement qu’une qualification en Coupe du monde pour boucler la boucle.Bentifour : L’équipe nationale a juste gagné sa place parmi les meilleures équipes du monde. Pendant longtemps, nous étions dans la supplication, on se voyait inférieurs aux autres, complexés par le niveau que pouvait afficher notre sélection. Aujourd’hui, c’est tout l’inverse.Djemaï : On retrouve surtout du plaisir à voir l’Algérie gagner. C’était le péché mignon des Verts, cette faculté à procurer des émotions, mais à ne pas conclure par une victoire. Au-delà de la ferveur, le fait de savoir que l’équipe peut gagner à n’importe quel moment apporte encore plus d’excitation aux supporters. Le lien de confiance est définitivement noué.Boutabout : C’est fou ce qu’il se passe pour nous. L’Algérie qui gagne, c’est vrai qu’on en avait perdu l’habitude. Depuis 1990, le pays n’avait goûté à aucun trophée, palmarès vide. Donc quand tu renoues avec la victoire et que tu enchaînes, avec la manière en plus, c’est difficile de ne pas exprimer ta joie. Surtout que nos supporters ne sont jamais dans la demi-mesure. Ils ont vécu beaucoup de moments lourds, sur et en dehors du terrain, donc ils ont tout à fait le droit d’en profiter aujourd’hui.
Cette génération donne justement l’impression de dégager une certaine aura… Bentifour : Ces garçons sont avant tout attachés à leur racine et ne trichent pas. Et ça, les gens l’ont très vite assimilé. Dans un passé récent, on sentait les joueurs un peu perdus. Certains faisaient un peu ce qu’ils voulaient, mais le changement de sélectionneur a amorcé un nouveau cap. Plus personne ne fait semblant, tout le monde est concerné. Qu’ils soient nés en Algérie ou ailleurs. Avant de porter un maillot, ils honorent d’abord un drapeau.
Boutabout : C’est une génération dorée, on peut d’ores et déjà le dire. Nous avons un attachement viscéral à notre équipe. Qu’elle gagne ou non, la sélection algérienne sera toujours soutenue et ses différentes générations avec. Même aujourd’hui, quand je discute avec des supporters, ils me racontent des épisodes de 2004 ou 2005, celle de ma période internationale dont moi-même, je ne me souviens pas. Des mecs comme Cherrad, Kraouche ou Mamouni, ça les a marqués. Et pourtant, notre équipe était en difficulté à ce moment-là. Les Algériens ne sont jamais ingrats envers leurs joueurs. Donc voir l’amour que porte le peuple pour les joueurs actuels, c’est une évidence. Sandjak : La CAN 2019 a permis de faire naître un groupe que nous, supporters, avons pu voir grandir depuis deux ans maintenant. C’est ce qui nous rend d’autant plus heureux, le fait de s’être attaché à un collectif dont on connaît désormais tous les rouages. L’Algérien fonctionne avant tout à l’affect, et cette sélection ne cesse de nous en donner. Dans dix ans, on s’en souviendra encore.Djemaï : Cette équipe me fait penser à celle de 1982. On a battu l’Allemagne avec des joueurs issus du sérail algérien et on s’est fait une place à l’international. Ça a marqué le monde entier. Aujourd’hui, on retrouve ça. Des jeunes, que personne n’attendait, qui ont réussi à remettre l’Algérie sur la carte.
Le mot « fierté » semble idéalement caractériser le sentiment liant les Algériens à leur sélection. C’est une notion galvaudée selon vous ? Sandjak : La fameuse « fierté algérienne » ne date pas d’hier. C’est ce que beaucoup de gens ont du mal à comprendre. Pour beaucoup, être fier de l’équipe nationale d’Algérie, ça se résume à agiter des drapeaux et à chanter « One, two, three ! Viva l’Algérie ! » mais c’est une histoire plus ancrée. L’Algérie s’est construite sur des siècles de colonisation. Sur le plan footballistique, elle a bénéficié de plusieurs balises qui ont marqué son parcours. Les générations 1982 et 1986 ont été les premières à représenter dignement l’Afrique en Coupe du monde. Djamel Zidane, Assad, Belloumi ou Madjer, c’est des mecs du bled devenus des figures mondiales. C’est donc ce tout qui a forgé un esprit d’attachement qu’on retrouve jusqu’à présent, en 2022. Djemaï : À mon sens, on peut même remonter à 1958 avec le Onze de l’indépendance de 1958. Des joueurs comme Rachid Mekhloufi, Abdelaziz Bentifour, les frères Mohamed et Abderrahmane Soukhane qui se sont sacrifiés pour le pays. On a ensuite eu les tournées de joueurs comme Pelé ou Garrincha venus jouer en Algérie. C’est un patrimoine qui se transmet de génération en génération. Aujourd’hui, la consécration de l’équipe nationale à la CAN et en Coupe arabe sont de beaux exemples de cette adhésion qui ne s’est jamais démentie. Depuis une vingtaine d’années, on voit même un engouement énorme des femmes pour l’équipe nationale.
L’équipe actuelle a surtout été sacrée alors que le pays traversait une crise sociale et politique, marquée par les manifestations du Hirak au printemps 2019. Quel rôle joue-t-elle ?Boutabout : Elle a activement remonté le moral des gens. Les joueurs ont su tenir leur rang sur le terrain, mais également en dehors, en gardant les distances nécessaires. Ça aurait pu les perturber, voire gâcher leur compétition, mais ça a été tout le contraire. Quand tu portes le maillot de l’Algérie, tu as toujours une cause à défendre, toujours. Tu ne joues jamais pour rien.Sandjak : Ils ont surtout redonné de la joie au peuple algérien. Tout le monde avait peur que les manifestations basculent en quelque chose de plus violent, mais je suis persuadé que la victoire à la dernière CAN, avec tout ce qui a suivi, a joué un rôle dans le retour au calme. Le football et l’Algérie, ça relève de l’irrationnel, seules les personnes d’origine algérienne peuvent comprendre cela. Les gens ont surtout aimé le comportement des joueurs qui ont su soutenir les mouvements dans la rue, sans pour autant prendre de position ambiguë.Bentifour : C’est malheureusement le lot de tous les pays au passé houleux, et sur ce point, la mentalité algérienne se rapproche énormément de ce qui se fait en Amérique du Sud. Durant les manifestations, les joueurs ont vraiment eu un rôle prépondérant. Celui de montrer à tout un peuple qu’il a le droit d’être heureux. En Afrique, seule l’Algérie a vraiment cette caractéristique visible en elle. En Europe, ce n’est pas forcément une notion nourrie.
En regardant dans le rétro, on se rend compte que même durant la Décennie noire (la guerre civile algérienne, marquée par d’innombrables exactions terroristes entre 1991 et 2002, a fait près de 150 000 morts), les gens continuaient à venir au stade. L’équipe nationale a finalement toujours joué ce rôle d’échappatoire…Sandjak : Le football, et par déclinaison l’équipe nationale, a toujours été la seule bouffée d’air frais pour les Algériens. La société vit à travers sa sélection même en période de troubles. Je me souviens de notre retour en Algérie après la CAN 2000. Nous devions jouer un match à Annaba (victoire 2-0 face au Cap-Vert en qualifications à la Coupe du monde 2002, NDLR), mais le pays était en plein conflit. Je m’attendais à trouver un stade vide, mais à notre arrivée, l’enceinte était pleine à craquer. 50 000 personnes debout en train de chanter, des hommes au bord des larmes qui, limite, nous remerciaient de venir jouer et de leur apporter un peu de joie. C’est simplement ça le football en Algérie. Djemaï : Durant la Décennie noire, le football n’avait plus le même goût. La situation était abominable, et les gens regardaient le football autrement, comme une bulle d’air. Aujourd’hui, c’est un autre point de vue, toujours avec des enjeux sociaux, mais avec un regard plus innocent. Boutabout : Hormis en Argentine ou au Brésil, je ne connais aucun autre pays portant autant d’amour pour sa sélection. Comme je l’évoquais plus haut, quand tu portes le maillot de l’EN, tu joues toujours pour une cause. J’ai le souvenir de mon premier match à domicile en 2003, contre le Niger (victoire 6-0 au stade du 5 juillet dans la course au Mondial 2006, NDLR). Notre équipe était au fond du trou sportivement, et le pays se remettait à peine de ses problèmes. Mais au stade, c’était blindé ! Ils nous voyaient comme des champions du monde, ils ne nous ont jamais lâchés.
Au sein de cette équipe, on retrouve désormais des joueurs évoluant dans de grands clubs. C’est une valeur ajoutée à sa crédibilité ? Djemaï : Belmadi a construit un collectif sur des individualités, ce qui n’est pas une mince affaire. Et avec lui, il a trouvé un bras droit en la personne de Mahrez. Ce garçon est un grand, grand monsieur. Il a relancé la sélection quasiment à lui seul. Personne ne pensait retrouver un tel symbole en équipe d’Algérie après autant de moments difficiles.Sandjak : Riyad Mahrez est le symbole de tout ça. Il ne faut pas avoir peur de le dire : l’Algérie compte aujourd’hui l’un des meilleurs joueurs du monde dans son équipe, comme a pu l’être Madjer avant lui. C’est un garçon humble, très introverti, mais dès qu’il porte le brassard de capitaine avec les Verts, tu sens que tout le poids du pays peut reposer sur ses épaules.Boutabout : Ce qu’on peut remarquer, c’est que l’équipe d’Algérie a réussi à amalgamer joueurs locaux et binationaux. Les supporters se plaignaient quelques fois du manque de locaux. Mais aujourd’hui, on a une équipe avec un bon contingent de garçons formés en Algérie et, qui plus est, excellents. Certains jouent dans de gros clubs, comme Bensebaïni, Slimani ou Atal, et d’autres sont devenus indiscutables, à l’image de Bounedjah ou Belaïli. Djamel (Belmadi) à redoré le blason de toute une nation, il faut qu’il le sache. Bentifour : Moi, je suis heureux, car on a enfin retrouvé une équipe de dribbleurs. C’est l’essence même du football algérien. Pour comparer à ma profession de danseur, ça me fait l’effet d’une chorégraphie. Sur la gauche Belaïli, sur la droite Mahrez, tout est dans le déhanché, l’esquive. Nous, les Algériens, on aime le défi, la confrontation et, à la manière de toréadors, on fait dans l’évitement. Quand ces joueurs ont le ballon, tu sens un frisson traverser chacun d’entre nous. Maintenant, ça serait bien qu’ils fassent danser les défenses africaines au Cameroun.
Propos recueillis par Adel Bentaha