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- Eduardo Sacheri
« Le football apprend qu’on perd la majeure partie du temps »
Si l'on parle football et littérature, Eduardo Sacheri, 46 ans, est l'homme du moment en Amérique latine. Dans son dernier roman, «Papeles en el viento» (non traduit en France), une bande d'hommes entre deux âges de la périphérie de Buenos Aires tente de vendre un joueur à la cote en chute libre pour assurer l'avenir de la fille de leur pote, décédé d'un cancer. Le ballon rond irrigue les nombreux contes de Sacheri, ses romans aussi, à l'exception de «Dans ses yeux» œuvre dont l'adaptation au grand écran a été oscarisée (2010). Ecrivain à la plume sobre mais pas dénuée d'humour, Sacheri officie également comme professeur d'histoire, collaborateur d'El Grafico, et vit une relation tumultueuse avec son cher Independiente.
La situation critique d’Independiente a-t-elle inspirée la trame de Papeles en el viento votre dernier roman ?
Il se trouve que j’aime parler de football dans mes livres, mais normalement, je ne parle de ma propre équipe. Cette fois, comme je traitais d’un contexte de perte, de douleur, de défaite, il m’a paru légitime d’utiliser comme recours narratif la situation d’Independiente. En Argentine, il y a un code non écrit selon lequel tu ne dois pas parler de ton équipe si elle traverse un bon moment. En revanche, quand ton équipe traverse une mauvaise passe, tu as le droit de te plaindre, de te répandre. Insérer la situation d’Independiente dans Papeles en el viento m’a permis d’extérioriser ma propre angoisse, de la partager.
« Quand ton équipe va mal, tu vois le monde avec davantage de clairvoyance » dit l’un des personnages de Papeles en el viento. Vous pourriez vous appropriez son propos ?
Oui, mais cette tendance va au-delà du football. Quand tu te trouves dans une mauvaise passe, ton sens critique s’aiguise, ta vision de la vie est plus juste. À l’inverse, quand les événements tournent en ta faveur, tu es trop bienveillant avec toi-même. Le football t’apprend que tu perds la majeure partie du temps, mais que tu ne peux pas t’empêcher de jouer. Et les rares fois où tu gagnes, c’est fort. De manière générale, les supporters ne peuvent s’empêcher d’effectuer des parallèles entre leur situation personnelle et celle de leur équipe. Nous avons tendance à humaniser notre équipe et à l’idéaliser. On l’aime et on lui trouve moins de défauts qu’à de véritables personnes. Avec ta famille, ta partenaire, tu peux vivre des situations de rupture. Avec ton équipe, non. Il s’agit d’une sorte d’être humain que l’on idéalise tout au long de notre vie. C’est une relation assez malsaine (rires).
Papeles en el viento se penche sur un thème rarement exploré : l’envers du décor derrière les transferts de joueurs. Pourquoi ce choix ?
En fait, c’est le conflit entre deux aspects du football qui m’intéresse. D’un côté : le jeu, l’amour des supporters pour leur équipe, l’analyse technique des joueurs. La partie la plus saine du football. De l’autre côté : le football comme commerce, comme grande entreprise capitaliste, dont les divers engrenages sont mués par une logique de profit : joueurs, managers, journalistes. Deux mondes totalement distincts, mais connectés partiellement, malgré tout. Car, s’il n’existait pas ce désintéressement des supporters, ce business ne pourrait pas prospérer. Derrière les transferts de joueurs, tout est si trouble, obscur, mafieux, illégal, même pour Mario Juan Bautista Pittilanga, mon personnage, qui joue pourtant en troisième division. Dans Papeles en el viento, mes personnages viennent de la partie saine du football mais se trouvent contraints de débarquer de l’autre côté, de pénétrer dans ce territoire hostile. Ils veulent obtenir quelque chose et se retirer, ne pas s’y installer.
L’argent sale, la corruption que charrie le foot n’a jamais entamé votre passion ? Non, et cela parle très mal de moi (rires). Pour un supporter, la réponse éthique à ces pratiques devrait être de ne plus s’intéresser au football. Mais, il existe quelque chose d’atavique, de primitif, qui te retient. Personnellement, je suis vraiment préoccupé par la situation d’Independiente, alors qu’au fond je sais très bien que joueurs, managers, dirigeants, journalistes, et même les barras bravas défendent tous leur propre intérêt qui n’a souvent pas grand-chose à voir avec celui du supporter de base. Mais je ne peux pas m’empêcher de me passionner. La faim dans le monde est un sujet qui me préoccupe, mais dans l’immédiat ce qui m’angoisse c’est la lutte pour le maintien d’Independiente.
Vos personnages se sentent propriétaires d’Independiente. Est-ce un sentiment légitime pour des supporters ? Je crois que oui. D’autant qu’en Argentine, les clubs sont des sociétés non lucratives, où les socios choisissent le président. C’est assez paradoxal, puisque ces clubs gèrent des millions de dollars, mais sont officiellement gérés comme une petite communauté de socios. C’est un anachronisme romantique qui continue de m’enthousiasmer. J’aime être socio d’Independiente, choisir le président tous les trois ans et sentir que ce terrain est le mien.
En tant que fan d’Independiente, Bochini vous inspire t-il ? Pour moi, c’est l’idole suprême. Pas seulement parce qu’il jouait bien, mais parce qu’il a passé toute sa carrière dans mon club. Il a joué merveilleusement et a gagné un paquet de titres. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi notre stade ne s’appelle pas encore Bochini. Selon moi, le plus merveilleux chez lui est la manière avec laquelle il a su vieillir sur le terrain. Lors de ses débuts, Bochini était un attaquant dynamique, dribbleur, vertigineux, et à mesure que les années passaient, il s’est mué en stratège, son cerveau englobait la totalité du terrain. Une belle évolution.
Pour vous documenter sur les arcanes du football professionnel, vous vous êtes entouré d’un ancien joueur, Facundo Sava …Oui, mais je me suis aussi fait aider par des amis journalistes, et un psychologue du sport. Avec Facundo j’ai surtout parlé des années passées au centre de formation. Ces années décisives, les 19-20-21 ans, où le tri s’effectue entre ceux qui vont triompher et les autres. Il s’agit d’un moment tragique, car ces gamins ont tout parié sur le foot. Pour cela, j’ai choisi un personnage qui se trouvait sur cette corniche. Lui a participé au Mondial U17, mais quelques années plus tard il se retrouve en troisième division, en espérant encore pouvoir intégrer une équipe plus huppée. Le nommer Mario Juan Bautista Pittilanga répondait à une volonté comique. Comment un joueur au nom si ridicule pourrait-il réussir ? Concernant les péripéties de son transfert, j’ai fait appel à mes amis qui connaissent le milieu pour savoir si mes hypothèses étaient vraisemblables. Je craignais qu’elles soient tirées par les cheveux. Au final, la réponse était toujours la même : « Ce milieu est si sale que tout est possible. »
Mis à part ce monde fangeux des transferts, que ne pouvez-vous pas supporter dans le football actuel ?Certaines célébrations de buts. Quand je sens qu’elles sont muées par une volonté de tirer la couverture à soi, cela m’agace profondément. Quand je vois un joueur qui part s’isoler, rejette ses partenaires, je trouve cela extrêmement violent. Par exemple, je ne peux pas supporter les célébrations de Cristiano Ronaldo. Ou, mieux dit, sa façon de ne pas les célébrer avec ses coéquipiers. Les chorégraphies effectuées en groupe et que seuls les joueurs comprennent, m’irritent également. Dans ces moments-là, je sens que la relation avec les supporters est totalement coupée. Les joueurs ne doivent pas oublier que le maillot leur est prêté. Comme tu portes mon maillot, tu te dois de célébrer avec moi. Tu peux baiser l’écusson, ou même serrer dans tes bras un partenaire, si le geste est spontané, je sens que je participe à cette célébration. Dans le cas inverse, j’ai l’impression d’être mis de côté. Quand les joueurs se laissent contaminer par la fête qui existe autour d’eux, j’ai l’impression qu’un pont se dresse entre les deux mondes du football que l’on a déjà évoqué.
De plus en plus de livres traitent de football. Comment l’expliquer ?Je crois que le foot est de plus en plus médiatique, est beaucoup plus présent au quotidien. On en voit tout le temps, il y a de plus en plus de médias spécialisés, de programmes télé à toutes heures. Le football est en train de muter, il devient un produit médiatique de plus. Et je crois que certains d’entre nous écrivons comme une forme de résistance face à cette tendance. Depuis la fiction, le but est de dire le monde du football que l’on aime existe encore.
Personnellement, ne craignez-vous pas d’épuiser le football comme thème littéraire ?Non, car ce n’est pas le seul sujet que je traite. Plus que de football, Papeles en el viento traite aussi d’amitié. Mon objectif fondamental est de conter la vie de personnes lambda, d’anonymes, de ces gens modestes qui vivent en banlieue. D’où je viens. Le football constitue une bonne matrice pour interpréter nos vies. D’autant que dans mon pays, le football s’entrelace avec la vie personnelle. Les Argentins s’autorisent à exprimer avec le football des pensées, des sentiments, qu’ils s’interdiraient dans d’autres circonstances.
Dans le film Dans ses yeux, le football apparaît légèrement. L’assassin est un fan du Racing, l’ennemi de l’Independiente. Un plaisir de supporter que vous vous êtes offert ?
Je tiens à préciser que dans mon ouvrage, il n’était absolument pas question de football. Mais Campanella, le réalisateur, aimait mes contes sur le football, et m’a demandé que j’introduise cet élément au sein du scénario. Il avait notamment en tête cette course-poursuite dans un stade. J’ai dû inventer toute une série d’éléments pour que cette scène paraisse vraisemblable. Dans la scène précédente, un des personnages fait une blague qui permet d’introduire le football dans le film. Un pilier de comptoir est surnommé Platon car il vit pour l’Académie, le surnom du Racing. Campanella trouvait cela très drôle, moi pas vraiment, mais bon… En tout cas, il ne s’agit pas d’une vengeance personnelle. Au moment du derby entre Racing et Independiente, je me sens nerveux, mais pour moi la réelle frontière ne se dresse pas entre les fans de Racing et d’Independiente, mais entre les réels passionnés et les autres.
Le football entretient une relation conflictuelle avec le cinéma. Comment jugez-vous la manière dont Campanella a filmé le stade ?On a beaucoup parlé car il n’aime pas beaucoup le football. Au départ, il suivait le stéréotype qui fait du stade un endroit où les hinchas n’arrêtent pas de chanter, de sauter. Je lui ai dit, non, un stade ne vit pas ainsi. Il y a des moments d’accalmie, par exemple. Au final, je suis assez satisfait de la manière dont la scène a été filmée.
Vous avez dédié l’un de vos contes à Maradona. Vous écrivez être en dettes avec lui. Pouvez-vous nous en dire davantage ?Je ne suis pas un défenseur de tout ce Maradona a fait ou dit, loin de là. Mais, en même temps, la loyauté est, pour moi, quelque chose d’important. Maradona m’a fait de grands cadeaux, surtout en 1986. Ce match contre l’Angleterre, même si je sais que la guerre et sport sont des choses distinctes, et que je n’aime pas les mélanger, il y a des situations qui dépassent ta raison. Rationnellement, je sais que la guerre des Malouines et ce quart de finale n’avaient rien à voir. Mais, sur le moment, je ne pouvais pas le vivre ainsi. Son match, sa manière de jouer, ses buts, furent un pansement posé sur une grande douleur. Quatre ans auparavant, 650 gamins avaient été tués dans cette guerre. Le jour du match, je me rappelle que le pays s’est paralysé. L’ambiance était tendue, angoissante, car il existait une réelle peur que le résultat soit inverse. Si en plus ils nous éliminaient du Mondial, tout aurait été pire. Au final, la victoire a été vécue comme une libération. Je crois qu’on l’a davantage fêté que le titre de champion du monde. J’avais 18 ans.
Vous pourriez écrire le même texte sur Messi ?Je ne le sais pas encore. Les circonstances historiques sont différentes. Bien heureusement, nous ne sommes plus en guerre. Il faudrait aussi attendre quelques années, car Messi est un joueur extraordinaire, mais il a encore beaucoup à donner. Pour le moment, je préfère me limiter à me laisser surprendre par ce joueur, à prendre plaisir devant ces matchs. Etant donné sa personnalité, Messi ne pourra devenir une icône argentine, comme Maradona, qu’au travers d’un immense exploit avec la sélection. Si il nous donne la Coupe du monde, oui il deviendra un personnage illustre, comme Maradona, sinon il ne va pas acquérir cette dimension, malgré ces gigantesques exploits.
Par Thomas Goubin, à Guadalajara