- Analyse
- Foot et liberté
Le foot, zone de non-droit ?
Le football en France aurait-il un problème avec les libertés individuelles ? La question pourrait paraître déplacée (et oui, ce n’est « que du foot »), mais plusieurs événements récents laissent à penser qu’il existe comme un mal français.
Le football aime se réfugier derrière ses belles valeurs humanistes et citoyennes dès qu’il s’agit d’en remettre une couche sur son utilité sociale. C’est en tout cas le discours de la FFF ou des clubs quand ils se présentent devant l’opinion, le ministère ou le guichet de subvention d’une administration. Mais au-delà de ces beaux principes, notre démocratie s’est aussi bâtie sur un certain nombre de libertés individuelles et collectives qui ne semblent pas franchement respectées dans le petit monde du ballon rond. Des atteintes, des restrictions ou des comportements qui feraient hurler en temps normal n’importe syndicat de la magistrature. Du joueur fliqué dans sa vie quotidienne aux supporters privés de leur liberté d’expression dans le stade de « leur » municipalité, sans oublier les smartphones confisqués aux journalistes en conférence de presse, voyage à travers les petits barbelés qui entourent le foot au pays de droits de l’homme.
Toutes les rédactions ont souri. Jean-Marc Ayrault demandait, ou plutôt exigeait, dans un geste d’autorité dont on ne le savait plus ou pas coutumier, à ses ministres de lui soumettre leur planning d’interviews. Tout le monde s’est interrogé dans quelle mesure ce genre de démarche pouvait ou non nuire à la liberté d’information. Ce genre de débat peut laisser songeur les journalistes sportifs, surtout dans le foot. Confronté à un mur médiatique de communication bien huilée, ils doivent composer avec des agents omnipotents, des joueurs apeurés par un entretien dépassant les 5 minutes et des clubs qui essaient, en vain, mais tentent malgré tout, de contrôler tout ce qui sort du staff. Cash Investigation peut de la sorte jouer la carte du transgressif et quasiment du prix Pulitzer en posant juste quelques questions vaguement pimentées. Racontant récemment la fin du site Rue 89 sport, le journaliste Imanol Corcostegui décrit cette étrange ambiance où la notion de transparence, si chère en ce moment à nos amis politiques, relève presque de l’indécence : « J’ai senti le monde du sport de plus en plus hostile envers la presse (qui y est pour quelque chose). À l’Euro, le ronronnement des conférences de presse bien creuses et les entraînements où l’attaché de presse guide nos corps comme un marionnettiste et où on s’écrit « Wahou énorme ! Il se passe un truc », quand un joueur tourne la tête. »
Problème, cette volonté, assez courante, de réduire la presse à un relais de pub gratuite prend parfois des allures de flicage surréaliste, parce que souvent ridicule et inefficace, comme par exemple la récente et pathétique tentative de l’OM de mettre en coupe réglée les conférences de presse. L’Union des journalistes de sport en France s’était même fendue d’un rappel à quelques principes élémentaires et basiques sur la liberté de la presse : « Les clubs ne disposent pas plus d’un quelconque droit de propriété intellectuelle sur leurs entraînements et conférences de presse. » Sans blague ? Rappelons qu’à Paris, la situation n’est guère plus reluisante. « Le joueur s’engage à s’abstenir devant les tiers, et plus particulièrement devant la presse, de tout commentaire négatif […] sur la direction du club, le management sportif, l’entraîneur, la composition d’équipe et le public. » À quand le polygraphe obligatoire ?
« Comment s’en étonner, soupire Jean-Luc Bennahmias, député européen du Modem et membre du groupe de travail lancé par Valérie Fourneyron sur le foot durable. Le foot s’apparente de plus en plus au monde des affaires, à la mode CAC 40. Croyez-vous que les droits collectifs ou les libertés individuelles y soient respectés ? Un cadre sup d’une grande multinationale possède-t-il la moindre liberté d’expression ? C’est l’UEFA et la FIFA qui devraient réagir, mais elles sont un peu juge et parti. Ainsi, la ministre nous a clairement indiqué qu’elle attendait que notre groupe de travail remette un peu décence dans le foot pro. On en est là ! Et va-t-on y réussir ? »
Bientôt la vidéo surveillance au domicile des joueurs ?
Les joueurs doivent ainsi accepter de rogner sans cesse sur ce que d’aucun considère d’ordinaire comme des acquis définitifs. Déjà, à l’instar de n’importe quel sportif de haut niveau, ils voient leur vie privée allègrement envahie au nom de la lutte antidopage, dont certes le foot n’est pas le meilleur élève. L’UNFP avait rejoint en 2012 d’autres syndicats de sportifs pour refuser la géolocalisation, bref rien de moins que l’obligation faite à toute personne cible de fournir un emploi du temps détaillé afin d’être contrôlable de façon inopinée. Vous connaissez beaucoup de boulot où, au nom des éventuels délits que vous pourriez y commettre, vous devez signaler votre lieu de vacances avec les horaires d’arrivée et de départ ? « Tout d’abord, elle est une atteinte à la vie privée et aux droits fondamentaux de l’individu, ce que nous allons faire confirmer par plusieurs instances. Beaucoup plus grave encore, s’agissant d’un contrôle judiciaire qui ne dit pas son nom, elle désigne TOUS les sportifs comme autant de criminels ou de délinquants. » Et voilà la présomption d’innocence qui part en fumée avec le respect de la vie privée. Bientôt la vidéo-surveillance à domicile ?
Mais le problème ne s’arrête pas là. D’autant que personne n’est choqué de rien dès que le ballon rond entre dans l’équation : au nom des salaires indécents des footeux, du foot qui n’est qu’un sport ou de la menace hooligan et des fumis en parachute. Par exemple, la multiplication des chartes de bonne conduite édictées par les clubs semble disputer l’absurde à l’abus de pouvoir. Au PSG, « en dehors des matchs ou de l’entraînement, le joueur s’interdit de jouer au football, de monter à cheval, de faire du ski, de prendre place dans un avion de tourisme et de pratiquer tout autre sport (tel que la pêche sous-marine) sans l’autorisation du président après avis de l’entraîneur. » Bref, le jet privé, mais pas l’ULM . On est loin de la Corée du Nord certes, mais de là à transformer le footeux en un mineur sous la tutelle légale de son club ?
Cela dit, on (re)vient de loin. Le sport ne se sent pas historiquement et particulièrement tenu au droit commun et dès qu’il s’y confronte, comme avec l’arrêt Bosman, il ne s’en remet pas. Mal accepté, le professionnalisme en France s’est longtemps amusé du droit du travail. Kopa lâche le 4 juillet 63, dans les colonnes de France Dimanche, que les dirigeants rabaissent les joueurs au rang d’ « esclaves » . Désormais, gavés d’euros, l’employé à crampon a perdu le droit de se plaindre et de revendiquer. Le club a gagné en contrôle ce qu’il a perdu en rapport de force lors des négociations de contrats.
La justice comme seul recours
Toutefois le pire reste la chape de plomb qui s’abat depuis des années sur les ultras et les supporters au sens large. Le bon peuple des tribunes expérimente grandeur nature une conception très singulière de la sécurité républicaine, tout cela sans aucun soutien politique (hormis le PCF) et une attention médiatique très limitée. Depuis quelques années, le supporter ne cesse de voir ses libertés rapetisser au fur et à mesure que la législation s’étoffe (la Loppsi II, dont certains volets portent clairement atteinte à la liberté de circulation) et que le conflit avec les clubs continue de gagner en intensité. Surtout dès qu’il s’agit de toucher aux finances. Le collectif SOS Ligue 2 s’est de la sorte décidé à attaquer Frédéric Thiriez en justice après qu’il a adressé un courrier aux clubs leur intimant de proscrire les banderoles et bâches dénonçant beIN Sport ou les horaires de diffusion. « Cette censure représentant une atteinte certaine à la liberté d’expression, le Collectif Sos Ligue 2 a décidé de faire valoir les droits les plus élémentaires des supporters » , précisait-il. « On a juste décidé de plus se faire marcher sur les pieds, confirme Pierre du collectif.Après des mois à tendre la main à la Ligue pour dialoguer, nous avons juste bénéficié de leur silence en retour. Pire, désormais, les clubs qui laissent entrer nos bâches sont sanctionnés, comme récemment Lens de 5000 euros d’amende. Nous désirons simplement faire respecter nos droits en tant que citoyen et ne pas nous laisser intimider. » Le président de la LFP doit avoir du mal à comprendre pareille audace, pourtant lui-même veut faire appel au Conseil constitutionnel contre les 75 %. Chacun ses priorités.
« Il est difficile de parler de sentiments d’impunité, nuance toutefois Pierre Pierre Barthélemy, avocat de nombreux ultras parisiens, parce que les interdictions de stade illégales sont sanctionnées, parce que la constitution illégale de fichiers de supporters va l’être aussi, parce que les recours successifs contre les arrêtés préfectoraux en ont réduit l’ampleur… Mais il est compliqué de ne pas ressentir un sérieux complexe d’infériorité devant la sérénité de certains acteurs à recourir ouvertement à des pratiques dont la légalité peut être remise en question. » Apparemment seul le passage devant la loi semble pouvoir de temps en temps ramener un peu de constitutionnalité dans le fonctionnement du foot français (et on ne peut s’empêcher de songer à l’affaire des quotas). À ce tarif, ce n’est pas des cours d’éducation civique, mais de droit qu’il faudra inscrire au programme des centres de formation. Et réfléchir à étendre l’aide juridictionnelle gratuite aux associations de supporters.
par Nicolas Kssis-Martov