- Histoire
- Olimpada Popular
Le foot oublié des Olimpiada Popular de Barcelone en 1936
Qui se souvient encore qu'en 1936 devaient se tenir à Barcelone des Olimpiada Popular, contre-modèle, point par point, des « Jeux de la honte » à Berlin ? Avortées par le putsch franquiste, elles proposaient une autre conception du sport et notamment du football, qui restait malgré tout le « mal aimé » de cette famille olympique certes progressiste.
19 juillet 1936. À 16 heures précises, 6000 athlètes issus de 23 délégations devaient défiler sous un soleil de plomb dans l’immense enceinte du stade Montjuïc, dont les gradins s’affichaient bondés d’une foule enthousiaste. Cette grandiose démonstration devait marquer le début des Olimpiada Popular. Pour beaucoup de ces jeunes gens, il s’agissait de leur première sortie hors de leurs frontières. Surtout pour les Français qui avaient l’impression de fêter ainsi dignement les victoires du Front Populaire et la conquête des congés payés. Le général Franco, en déclenchant son coup d’État contre le Frente Popular et la République, achève ce rêve à coups de canon. En effet, de violents combats éclatent partout en Espagne, et notamment à Barcelone. Les premiers spectateurs de cette guerre civile qui commence en plein été, et dont on sait aujourd’hui qu’elle sonne la cloche du conflit mondial, seront donc ces athlètes étrangers et les touristes qui les accompagnent, tel René Rival, jeune étudiant idéaliste du Club sportif universitaire qui assiste, ébahi et apeuré depuis son hôtel, « aux fusillades entre les deux camps, planqué derrière sa fenêtre » . Grand événement sportif engagé, l’Olimpiada paie logiquement le prix de son positionnement pendant que le CIO s’apprête à se prosterner devant Hitler sans aucun regret ni remord. (Avery Brundage, élu président du CIO en 1952, déclarait à l’époque que « les juifs et les communistes ont menacé de dépenser des millions pour éviter la participation des USA aux Jeux olympiques en Allemagne.[…]Ils ont utilisé la corruption, le mensonge et autres procédés vicieux » .)
Contre Berlin, pour le sport…
De fait, ces olympiades populaires découlent directement du refus de ces JO gravés d’une croix gammée et de la « résistance » antifasciste, particulièrement à la suite du revirement soviétique, qui s’est enclenchée depuis 1934. À Barcelone s’était de la sorte tenue en avril 1936 une Copa Thälmann – dirigeant du KPD, arrêté dès 1933, mort à Buchenvald en 1944 – de football, qui n’est pas étrangère à la décision finale de valider ces Olimpiada Popular. Ces dernières résultent plus factuellement d’un grand mouvement de boycott politique, qui ne se reproduit par la suite dans une ampleur comparable qu’à l’occasion des « des jeux du goulag » à Moscou en 1980. En effet, depuis le choix de la capitale allemande en 1931 (censé marquer définitivement le retour apaisé de l’Allemagne dans le concert des nations), les nazis étaient arrivés au pouvoir, anéantissant les libertés individuelles, multipliant les persécutions antisémites, écrasant le mouvement ouvrier. Un sursaut initial naît d’abord aux États-Unis, dès 1933, porté par l’Amateur Athlétic Union of United States, le Council of Churches of Christ of America, la communauté juive (American Jewish Congress, Maccabi World Union of Jewish Sport, etc.) et les Trade Unions (American Federation of Labour). « La participation à l’olympiade de la croix gammée signifie l’approbation silencieuse de tout ce que symbolise cette croix gammée. Elle signifie le soutien moral et financier au régime nazi » , expliquait ainsi J.T. Mahoney, président de l’AAUS, dans le New-York Times du 21 octobre 1935.
Il sera relayé un peu partout dans le monde, et dans l’Hexagone singulièrement par la FSGT, fondée en décembre 1934 grâce à l’unité des sportifs communistes et socialistes, qui s’étaient réunis « devant les menaces fascistes et les dangers de guerre » . Malheureusement malgré les espoirs que la Fédération travailliste avait placés dans l’arrivée du gouvernement de Front Populaire au pouvoir, l’assemblée nationale confirma la subvention accordée à la délégation tricolore (seul Pierre Mendès-France vota contre, les communistes s’abstenant). En contrepartie, on concéda 600 000 francs à celle qui partait sous le soleil de Méditerranée.
Malgré une réelle proximité dans le discours, l’Olimpiada Popularne s’inscrit pas directement dans la lancée des Olympiades ouvrières de Francfort (1925), de Vienne (1931), de l’I.S.O.S (socialiste), et encore moins des Spartakiades de l’I.R.S (Internationale rouge des sports, basée à Moscou). Ce fut un comité local, témoignant de la vitalité du sport populaire en Catalogne ainsi que de son originalité, qui la suggéra, en compensation également à la candidature malheureuse face à Berlin cinq ans plus tôt (le CIO trouvant alors le pays trop instable politiquement). Le programme s’improvise d’ailleurs au fur et à mesure, en fonction des idées soumises au comité d’organisation par les différentes fédérations participantes. Cette « ouverture d’esprit » n’est pas pour plaire à tout le monde, y compris sur place. Le POUM, Parti ouvrier d’unification marxiste, de filiation trotskiste (ce qu’il paiera chèrement durant la guerre civile, son principal dirigeant sera assassiné par le NKVD), condamnera idéologiquement de manière cinglante ce « mouvement sportif non pas ouvrier mais populaire » .
Le foot, faute de mieux…
Pourtant, le succès est indéniable, preuve qu’alors, les jeux ne sont pas encore faits. 23 délégations, de taille variable, sont attendues (contre 49 en Prusse), dont 1500 Français et 200 Suisses. L’affluence provoque son lot de contraintes. On cherche partout des traducteurs en tchèque ou hollandais, même en espéranto (l’anglais ne s’est pas définitivement imposé). Parmi les 15 sports finalement retenus (dont le tennis de table, non présent aux JO « classiques » – avec au passage chez les Français, au nom de l’UFOLEP, un pongiste nommé Albert Férasse, futur président de la FFR), la pelote basque, ainsi que le rugby ostracisé chez les « officiels » depuis Los Angeles en 1932), le foot n’est pas vraiment considéré comme le porte-drapeau idéal de la cause. Au sein de cette vaste et complexe mouvance de la gauche sportive, son statut a toujours posé problème. Concrètement, le football sert d’abord à rassembler les foules lors des matchs de solidarité avec collecte en faveur des « camarades » et du fait de son universalité plus précoce, de support à l’internationalisme sportif entre par exemple joueurs français et soviétiques, qui pour l’instant se tiennent à l’écart de la FIFA. Le futur député PCF Charles Michels, fusillé en 1941 par les Allemands à Chateaubriant, se rendit de la sorte en URSS en 1929 avec son équipe de foot de la Fédération sportive du travail.
Entre « la prolekultur » du début de la révolution bolchevique, l’héritage gymnique des Sokols tchécoslovaques ou encore en France ceux qui lui reprochent « d’être précisément un jeu » – « Il faut amener les ouvriers vers une forme plus cultivée [de] l’activité sportive » –, le ballon rond, sans être méprisé autant que chez les Coubertiniciens qui s’accrochent aux vertus de l’amateurisme bourgeois, n’a donc pas la cote sur le plan « doctrinal » . Il est incontournable certes. Toutefois, c’est la culture ouvrière du sport qui l’impose, pas le sport ouvrier qui le choisit. Même les communistes anglais essaieront de diffuser en priorité le cricket parmi leurs ouailles.
Facteur supplémentaire, non assumé officiellement, le foot peut difficilement servir de tête de gondole pour vanter la qualité de ces jeux populaires sur le plan strictement sportif, contrairement par exemple à l’athlétisme qui peut bénéficier de sportifs d’un certain niveau international, tel Ingemar Pevik, champion de Norvège en 800m (et en France, la FFA autorise ses membres à s’y rendre, pas la FFF). Aucun « grand joueur » n’est présent ni annoncé. Par le passé, des figures comme Pierre Chayrigues, grand gardien du Red Star, ou Gustav Sebes, le futur entraîneur du Onze d’or hongrois, ont pu transiter ou apprendre leur gammes dans les rangs du foot ouvrier. Au cours des années trente, la généralisation du professionnalisme élargit le fossé entre les deux mondes. L’absence au dernier moment des Soviétiques – qui avaient pourtant participé à la Coupe du monde du foot ouvrier à Paris en 1934 où ces « pros » déguisés avaient sans difficulté dominé la concurrence internationale – ne fait que renforcer cette réalité.
Malgré tout, le foot possède un immense atout : il s’avère une, voire la langue internationale du sport. Et il sert donc fort à propos le souhait de casser les normes du CIO. « Un des principes les plus importants de l’organisation des Olimpiada populaires de Barcelone, c’était la participation de ces petites nations ou nationalités qui, n’étant pas reconnues, ou étant persécutées pour des raisons nationalistes ou raciales, n’avaient pas été admises aux JO de Berlin » , précise ainsi la presse catalane en ce 2 juin 1936. Signalons au passage la présence dans les équipes de football anglaise et tchèque de nombreux réfugiés antinazis allemands, qui n’auraient évidemment pas eu cette chance dans leur propre pays. Des Italiens antifascistes et des membres par exemple du YASC (Yiddsicher arbeiter sporting club) de Paname parsemaient aussi les diverses sélections de la France et de la Belgique. Le Vieux Continent constituait déjà une terre de migrants…
« Nous étions venus défier le fascisme sur un stade et l’occasion nous fut donnée de le combattre tout court »
Pour intégrer tout ce beau monde, le tournoi va en lui-même devoir dépasser les cadres traditionnels du sport « bourgeois » . Il se décompose en trois strates dans lesquelles chaque pays pouvait inscrire une équipe, voire plusieurs formations pour la dernière. Il se divise en un championnat international (sorte de division d’honneur), une coupe internationale réservée aux teams régionales (le Midi contre la Galice par exemple) et une coupe internationale « réservée aux équipes selon leur valeur : nombre d’équipes illimitées en indiquant le palmarès de l’équipe engagée » (programme officiel), bref pour les « amateurs » ou équipes locales ayant fait le déplacement. Une équipe d’étudiants de Rennes, sous les couleurs du club estudiantin rennais, avait de la sorte rallié Barcelone, et René Rival ajoute même qu’elle « avait, sur le plan national, un bon niveau jeu » .
En tout cas, le foot devait ouvrir « ses hostilités » le 21 juillet sur quatre sites, le parc Montjuïc, au stade des Corts, prêté par le FCB, celui de l’Espanyol et du Jupiter, un club du quartier de Poblenou. Comme quoi la solidarité peut l’emporter sur les rivalités de clocher. À la veille de la compétition, 13 délégations avaient déjà inscrit des équipes : Algérie (équipe « mixte » européens et « indigènes » ), Alsace, Angleterre, Belgique, Espagne, Catalogne, France, Hollande, Maroc (français et espagnol ensemble), Norvège, Palestine (organisations juives), Suisse, Tchécoslovaquie. Les « Bleus » proviennent essentiellement pour l’équipe A de la région parisienne. Personne n’aura le plaisir de fouler les pelouses…
Néanmoins, certains de ces sportifs, fréquemment militants par ailleurs, décident de se battre aux cotés des républicains. Louis Gillot, responsable de la section échecs de l’US Ivry, participera aux combats de Valence et de Teruel. Autre volontaire, Emmanuel Mincq dit Mundek, footballeur polonais juif inscrit dans la délégation belge, signe tout de suite. « Nous étions venus défier le fascisme sur un stade et l’occasion nous fut donnée de le combattre tout court » , racontera-t-il plus tard sans sourciller. Intégré dans le bataillon Thälmann, il prendra la tête de la compagnie Naftali Botwin de la brigade Dabrowski, constituée exclusivement de juifs polonais (il continuera la lutte dans la résistance, et il sera déporté le 22 juin 1942 à Auschwitz). Le foot restera finalement un outil de résistance comme le raconte dans une lettre envoyée du front en janvier 1937 par la jeune Carmen Crespo, basketteuse partie au Olimpiada Popular et revenue au feu : « Les miliciens ici s’étant procuré un ballon jouent au foot en caleçon, ce qui leur sert de maillot. Vois-tu qu’au front, la joie et le jeu ne perdent pas leur droit. »
Par Nicolas Kssis-Martov