- So Foot
- Hors Série "Supporters"
«Le foot n’est pas un concours de déguisements »
Paru en 1990, son livre Génération Supporter, fruit de cinq années d’enquêtes auprès des supporters européens, est devenu mythique. Depuis, Philippe Broussard a continué à suivre le monde des supporters, en tant que journaliste et amateur de football. À l’occasion de la réédition de Génération Supporter avec le Hors-Série Supporters de So Foot, Philippe Broussard revient sur la genèse de son ouvrage et sur les transformations des tribunes françaises et européennes. Après les quelques extraits publiés dans le magazine, sofoot.com livre les meilleurs moments de cet entretien, en version longue et en deux volets. Hier, Broussard évoquait la préparation de son ouvrage et certains événements marquants des années 1990. Aujourd’hui, il analyse les évolutions des tribunes et s’attarde sur le cas parisien, sur lequel il a tenu à apporter quelques précisions après les changements récents à la tête du club.
Plus de 20 ans après la sortie du livre, quels sont tes meilleurs souvenirs?
Côté ambiance, si j’en ai deux à ressortir, c’est le derby de Gênes, que je ne traite pas dans le bouquin, et mon premier derby de Glasgow. Le moment où je rentre dans ce bar protestant, un jour de derby, avec un catholique supporter du Celtic, reste pour moi un souvenir extraordinaire. Le type qui m’y emmène ne fait pas le fier. Nous vivons l’un et l’autre un moment d’une intensité extrême. En pareilles circonstances, tu te dis que le type qui est à côté de toi fait un effort surhumain pour t’accompagner. Il n’avait pas fait ça pour de l’argent ni pour quoi que ce soit, mais pour que je comprenne tout ce qu’il y avait derrière le foot à Glasgow, cette histoire entre protestants et catholiques, ces deux Irlande dans le contexte écossais. Mais, avec le recul, mes meilleurs souvenirs sont plutôt liés aux relations humaines. Bien sûr, il y a des gens que j’ai oubliés, mais il y a aussi eu des rencontres très fortes, avec des personnes vraiment intéressantes, en particulier en Italie. J’ai d’ailleurs revu certains gars, y compris pour des reportages sans rapport avec les supporters, car ils avaient un regard crédible et fiable sur d’autres sujets que le foot. Comme Iappo, à Milan, ou Fabio Bruno, à Gênes. Je faisais confiance à leur jugement. Les ultras sont souvent le reflet d’une certaine frange de l’opinion.
En Italie, tu rencontres aussi le fameux curé ultra de Cosenza [l’un des personnages forts du livre, ndlr].
Là aussi, j’ai vécu un moment extraordinaire avec Fedele Bisceglia. Et puis, un jour, en 2006, je tombe des nues : il est en photo à la « une » d’un journal italien ! Il venait d’être arrêté pour une affaire de mœurs. Il pilotait une sorte de centre d’accueil, où travaillaient des bonnes sœurs. Avec son adjoint, il était poursuivi pour le viol de l’une d’elles ! Ils lui auraient mis un bandeau sur les yeux avant de l’attacher à un lit, de la droguer et de filmer le viol… Là, tu te dis : « Ce n’est pas la personne que j’ai connue ! » . Lui a toujours clamé son innocence. Mais il a été condamné. Pour protester, il vit désormais sous un pont à Cosenza avec quelques clochards.
Des supporters anglais comme ceux que tu décris dans le livre, ça existe encore ?
Le foot anglais n’est plus ce qu’il était. Pas tant parce que les mecs ne se foutent plus sur la gueule – en tout cas, ils le font de manière moins visible. Mais il n’y a plus les mêmes odeurs, les mêmes chants. Il y a un côté standardisé aujourd’hui. Côté anglais, le monde que je décris dans Génération Supporter a disparu. C’est une certitude. Les gars ne ressortent plus que ponctuellement. On en a revu lorsque Paris jouait contre des grandes équipes en Coupe d’Europe, notamment Chelsea. Tu voyais tout d’un coup débarquer en plein seizième arrondissement [quartier bourgeois où est situé le Parc des Princes, ndlr] des molosses de 45 ans avec des bras gros comme mes cuisses…
Qu’est-ce qui te paraît avoir le plus évolué dans le monde des tribunes depuis la sortie de ton livre ?
Le plus gros changement, c’est l’émergence du phénomène ultra en France. En 1990, Auteuil, par exemple, n’existait pas encore. Depuis, la tribune a eu le temps de devenir l’un des plus importants virages de l’Hexagone, puis de disparaître telle qu’on a pu la connaître. À la limite, il n’y a que Marseille qui soit resté dans la même ligne. Avec des groupes à l’époque très puissants, sous la bénédiction de Tapie, et qui sont encore puissants aujourd’hui.
Plusieurs articles récents ont mis en évidence le rôle important des ultras dans la révolution égyptienne. Est-ce que ça t’étonne ?
Pas du tout. Et c’est bien pour cela que, depuis que je connais ce milieu, je me suis souvent référé aux comportements des ultras pour comprendre la jeunesse de tel ou tel pays. En Italie, on retrouve souvent des ultras dans les manifestations sociales. Ce sont des gens à la pointe des combats de leur pays, quels qu’ils soient. Cet été, lors des émeutes en Angleterre, je suis persuadé qu’à la tête des comités de défense citoyens, il devait y avoir bon nombre d’anciens ou d’actuels hooligans. Il y a, dans ces cultures du supportérisme, un côté fondamentalement contestataire.
Tu présentes les ultras comme une famille. As-tu toujours ce sentiment ?
Oui. Mais il n’y a jamais loin de la famille à la secte. Peut-être que parfois certains groupes ultras ont évolué en se refermant sur eux-mêmes au risque de perdre de la lucidité sur le monde qui les entourait et sur leur état d’esprit. Il y a un moment où il faut s’imposer des limites – je pense notamment à Paris. On ne peut pas toujours tout exiger, tout obtenir. Un groupe peut revendiquer l’amour du maillot, d’un club, de ce que tu veux, mais il ne peut exiger le monopole de cette passion. Dans un stade, il y a d’autres supporters que les ultras. Pour l’avoir oublié, certains groupes se sont un peu coupés du reste du public.
Les ultras dénoncent la standardisation du football, ce qu’ils appellent le « foot-business » .
De ce point de vue, je salue leur combat. Là, ils sont dans le vrai. Au Mondial 2006, en Allemagne, j’ai été terrifié. Des stades extraordinaires, parfaits, mais qui sentaient la peinture et le neuf. Et dehors, voir des gens qui bouffent tous les mêmes hamburgers, avec les mêmes canettes de Coca, et qui sont tous déguisés en pingouins… J’avais l’impression d’être à Disneyland ! Pour moi, ce n’est pas ça le foot. Ce n’est pas un concours de déguisements et la ola. Je ne dis pas qu’il faut se taper dessus. Mais il faut que ça gueule un peu, que ça sente la bière, les chants, la tradition, l’histoire, quelque chose quoi… Je pense que c’est un combat vain de défendre ces traditions. Mais ce n’est pas parce que l’on est condamné à perdre qu’il faut cesser de se battre. Le seul écueil à éviter est de ne pas tomber dans la réaction sectaire.
En tant qu’abonné au Parc, comment as-tu vécu les événements de ces dernières années, notamment la mort de Julien Quemener en 2006, après PSG – Hapoël Tel-Aviv ?
J’ai assisté au match en simple spectateur. Ça se sentait qu’il y a avait une atmosphère particulière dans le Parc ce soir-là, avec des supporters mélangés et très excités. À la fin du match, je quitte le Parc avec l’un de mes fils. Je lui dis de rentrer à la maison. Moi, je reste, pour le boulot cette fois. Il n’y a pas besoin d’être un spécialiste des tribunes pour sentir que ça part mal. Alors, je fais ce que j’ai toujours fait, je vais Porte de Saint Cloud, où convergent les gens de Boulogne. Là, des petits groupes se coursaient les uns les autres. J’ai été témoin du début de l’agression contre le policier Antoine Granomort et le jeune supporter israélien qu’il essayait de protéger. Je n’ai pas assisté à la scène du coup de feu, mais j’étais à 20 mètres, devant le McDo, avec ceux qui l’assiégeaient parce que le policier s’y était réfugié, et j’ai pris avec mon portable la fameuse photo de Granomort, l’arme au poing, dans le McDo. Puis je suis allé voir le blessé, Julien Quemener, dont s’occupaient deux ou trois supporters. Entre le moment où il a été touché, et celui où il a été réellement secouru, ça m’a paru interminable. Je ne dis pas qu’on aurait pu le sauver mais les secours ont tardé.
En 2010, un autre supporter parisien, Yann Lorence, trouve la mort suite à des bagarres entre occupants des tribunes Boulogne et Auteuil avant un PSG-OM…
Je n’ai pas été surpris outre mesure par ce qui s’est passé. Mais j’ai été choqué. Ça m’interroge, même professionnellement. Après la mort de Julien Quemener, j’ai écrit un article dans la nuit. En revanche, il a fallu un certain temps pour que je travaille sur la mort de Yann Lorence. J’ai retardé le moment de travailler dessus parce que ça allait au-delà de ce que j’avais vu avant. Le soir de ce PSG-OM, je ne suis pas resté autour du Parc pour faire mon boulot. Si j’avais été dans ma logique de journaliste, j’aurais dû rester et recueillir des témoignages. Même le lendemain, j’étais sous le choc. J’ai trouvé que c’était du grand n’importe quoi d’arriver à une situation comme ça. Je n’écarte pas les torts partagés de Boulogne et d’Auteuil, mais il y a quand même aussi une grande responsabilité des pouvoirs publics, énorme, dans leur incapacité à régler un problème qui pendant des années n’a concerné qu’une infime minorité.
Que penses-tu du nouveau Parc, depuis le plan Leproux ?
Aujourd’hui, en termes d’ambiance, c’est évidemment moins bien. Mais c’est aussi plus sain. Je comprends la déception de tous ces supporters qui ont été écartés injustement, mais on était arrivé à un point où il fallait faire quelque chose. Le plan Leproux n’est pas parfait, mais il fallait prendre une décision. Pour moi, la principale responsabilité dans tout ça reste celle des pouvoirs publics. Une défaillance politique et policière majeure des vingt dernières années. C’est quand même plus simple d’empêcher de nuire 200 à 300 personnes que d’aller faire la guerre en Afghanistan ou de démanteler Al Qaeda !
Comment arrives-tu à rester amateur de foot et du PSG ? N’as-tu jamais des moments de lassitude ?
Si, il y en a. Par exemple, le match à domicile qui a suivi PSG-Tel Aviv, ça devait être un PSG-Nîmes, un dimanche après-midi en Coupe de France, dans un Parc quasi désert. Il y a des moments où tu te demandes ce que tu fous là. Ou quand on annonce Beckham au PSG, je me pose des questions. Idem quand Leonardo vire Antoine Kombouaré. Des gens comme Leonardo font du mal au football. Ils méprisent le public et les supporters. Je ne serais pas surpris qu’ils veuillent que le PSG s’installe définitivement au Stade de France. Ce serait une terrible erreur, contre laquelle je me battrai d’ailleurs de toutes mes forces, à titre personnel cette fois. Cela dit, ça ne m’empêche pas de continuer à supporter le PSG et à m’intéresser au foot. Honnêtement, si demain je pars en reportage en Angleterre, je ne pourrai pas m’empêcher de regarder s’il n’y a pas un match dans un rayon de 30 kilomètres, même dans les petites divisions. Je pense que le supporter est définitivement nostalgique. Je vis et je vivrai toute ma vie, avec le souvenir – d’un point de vue positif, pas en ce qui concerne la violence – des ambiances anglaises des années 70-80 et du Parc d’une certaine époque. À ce propos, je vais vous livrer une petite anecdote pour finir. Au début des années 2000, Francis Borelli, ex-président du PSG, m’avait demandé, de manière très émouvante, si je voulais écrire un livre sur sa vie, et donc sur le club. Comme j’avais d’autres projets en cours, cela ne s’est jamais fait, mais sa proposition m’avait beaucoup touché. Borelli, lui, était un Monsieur. Il aimait et comprenait les supporters.
Propos recueillis par Nicolas Hourcade, Franck Berteau et Damien Jeannes.
Lire : Génération Supporter édité en 1990 aux éditions Robert Laffont, épuisé.Réédité en 2011 par So Press, disponible uniquement en kiosque avec le magazine Hors-Série « Supporters » de So Foot.
Lire : La première partie de l’interview de Philippe Broussard
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