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Le foot et le Front populaire

Par Nicolas Kssis-Martov
11 minutes
Le foot et le Front populaire

À bien y réfléchir, le Front populaire semble la démonstration parfaite que durant le XXe siècle, la France préféra, de loin, les passions politiques aux derbys du samedi soir. Chaque pays constitue sa culture nationale comme il l'entend après tout. Mais le football et Léon Blum sont-ils donc si limpidement condamnés à s'ignorer ? Tentons le raccourci historique…

Il y a quatre-vingts ans, le Front populaire, conglomérat des forces de gauche (SIO, PCF et radicaux) remportait les élections législatives. À contre-courant de ce qui se déroulait dans le reste de l’Europe, où triomphaient les totalitarismes d’extrême-droite, en France s’ouvrait donc une expérience politique unique qui allait nous léguer quelques « acquis sociaux » et un bel album sépia de mythologies politiques (via les photos de Willy Ronis notamment). Ce grand moment où le petit peuple se dit que « tout était possible » (pour reprendre l’expression du socialiste Marceau Pivert, qui doit fortement inspirer Pascal Dupraz) reste une référence quasi indiscutable. Bref, un beau « mythe mobilisateur » dans un pays qui a l’égalité et le tropisme révolutionnaire chevillés à son patrimoine culturel (respect à Fernand Braudel et Emmanuel Todd au passage). Toutefois, en face, cette période marque aussi les débuts du foot pro, l’accueil d’une Coupe du monde à domicile, et évidemment la fondation de l’US Créteil… Tous ces grands événements ont-ils pu cohabiter sans se croiser ? 10 éléments de réponse et de propagande.

1 – Paris capitale

3 mai 1936. Le second tour des élections envoie à l’Assemblée nationale une nette majorité de députés se réclamant du Front populaire (dont 72 communistes et 149 socialistes). Ce même jour, au stade Yves-du-Manoir, à Colombes, Roger Couard (un des héros oubliés du foot pied-noir et du RUA si cher à Albert Camus) expédie à la 67e minute le cuir dans les filets du FCO Charleville, offrant ainsi au Racing Club de Paris un doublé inespéré, devant 40 000 spectateurs et Albert Lebrun, président « honorifique » de la République. Souvenirs quelque peu brumeux, mais bien avant que le PSG ne règne sans partage, le Racing a déjà porté très haut les couleurs de Paname. « Les pingouins » raflent notamment à la barbe du LOSC le quatrième championnat pro, grâce, en particulier, à la rigueur de leur entraîneur anglais, George Kimpton, adepte d’un WM sobre et efficace. Les gars qui officient alors dans l’ancien Parc des Princes peuvent aussi compter sur leurs stars autrichiennes, « Rudi » Hiden, goal de la fameuse Wunderteam, et Gusti Jordan. Sans oublier leur international Émile Veinante, un de ces joueurs français nés trop tôt pour vivre une véritable reconnaissance à l’étranger. Seul problème, faute d’enracinement dans un quartier ou un territoire – l’héritage du Racing « bourgeois et omnisports » où l’esprit de clocher sonne comme une faute de goût populaire – cette incroyable équipe n’arrive pas à cristalliser d’engouement dans le public – autour de 10 000 spectateurs de moyenne – ni d’attachement viscéral chez les amoureux du ballon rond, qui lui reprochent même son style de jeu trop ennuyeux. Dernière anecdote, son président et mécène, Jean-Bernard Lévy, mourra au front durant la « bataille de France » de 1940 – tout comme Léo Lagrange, premier « ministre des Sports » du Front populaire -, léguant une partie de sa fortune à son club…

2 – Raoul Diagne ou l’impensé colonial

Parmi les stars du Racing, un doux dingue, un précurseur et un symbole : Raoul Diagne. Le joueur d’origine sénégalaise, – son père est le premier député « africain » au Palais Bourbon, puis sous-secrétaire d’État aux Colonies – incarne presque parfaitement le destin « assimilassioniste » auquel croit pouvoir encore se raccrocher une partie de la gauche, tablant sur une glissade « humaniste » de l’empire colonial. Le petit Raoul, enfant d’une réussite méritocratique et républicaine, découvrira de la sorte le foot en « métropole » , et il deviendra le premier noir à porter le maillot bleu. Cependant, voiture clinquante, maîtresse de cabarets et guépard en laisse l’ont prémuni d’un destin trop sage et d’une image trop « banania » . Il deviendra plus tard l’entraîneur des « Lions de la Téranga » . Le « Front pop’ » n’était juste pas capable de se poser alors le problème de la décolonisation.

3 – Les chemises noires en crampons

Le Front populaire, c’est d’abord une réponse au fascisme, ou du moins à sa menace en France qui s’avère si palpable après l’émeute avortée du 6 février 1934. Or dans le foot, l’Italie de Mussolini – qui ne jure que par le virilisme du rugby, le monde est mal fait, même chez les dictateurs – règne sans conteste sur la petite planète – au vrai sens du terme, sa mondialisation est loin d’être achevée – du foot. La Coupe du monde en 1934, bien avant les JO de Berlin en 1936, éclaire à quel point un but et un trophée peuvent servir la propagande d’une cause, aussi néfaste soit-elle. Jules Rimet qui, contrairement à Coubertin, n’entretenait aucune sympathie pour les bras tendus, se serait même plaint que le Duce soit devenu le vrai président de la FIFA le temps de la compétition. Quand la France, qui s’était donc donnée au Front populaire deux ans plus tôt, accueillera sa première Coupe du monde en 1938, ce sera donc dans une certaine indifférence des pouvoirs publics, qui n’auront absolument rien fait pour accompagner la préparation de l’événement, y compris sur le terrain financier, à la différence de l’Exposition universelle. Une prévention renforcée à gauche par le récent Anschluss qui prive le tournoi d’une équipe attendue et offre à l’Allemagne une qualification en quarts par simple absorption d’un concurrent (la Suisse viendra venger l’affront). Le succès populaire sera pourtant au rendez-vous, du moins en affluence, ce qui confirmera une fois de plus que chez nous, sport et politique marchent rarement sur les deux mêmes pieds.

4 – L’internationalisme par le foot… à Barcelone

1936, c’est aussi et d’abord un grand débat qui se règle sur les bancs de l’Assemblée nationale. Allez à Berlin ou non ? Les Jeux de la honte, organisés par le nazisme avec l’assentiment du CIO, auront bien lieu, et les députés du Front populaire ne s’opposeront finalement pas à l’envoi d’une délégation, sauf Pierre Mendès France. En guise de consolation, une aide de 600 000 francs fut attribuée aux Français qui se rendent à Barcelone pour des « Olimpiada Popular » , où se rassemblent les sportifs ouvriers et autres opposants à la mascarade du CIO. Le tournoi de football propose même de laisser se confronter des équipes fort éloignées des critères de reconnaissance de la FIFA d’alors : Euskadi, Algérie, Allemagne et Italie composés d’exilés politiques… On ambitionne ni plus ni moins que de contrebalancer le « chauvinisme » des Coupes du monde. Parmi tout ce beau monde, 70 membres du YASC (Yiddischer Arbeiter Sporting Club), où s’étaient égayés un goal recruté chez les basketteurs nommé Henri Krasucki, un certain Alter Goldman, père de Jean-Jacques, et Pierre et Marcel Rayman, futurs héros tragiques de l’affiche rouge.

5 – Des acquis sociaux, plus de foot !

Personne n’aime le dire dans le monde du foot, mais pour y jouer, certaines conditions sociales se révèlent indispensables. Une prémonition déjà couchée dans les colonnes de L’Humanité du 7 juillet 1913 : « […] Si les ouvriers français aimaient le sport comme leurs camarades anglais, leur ardeur de revendication dans la lutte pour la semaine anglaise serait décuplée. » Or, le Front populaire, ce sont d’abord des avancées pour les travailleurs qui vont favoriser la pratique des sports et indirectement celle du ballon rond. La principale avancée réside dans la réduction notable du temps de travail. La loi dite des 40 heures – loi complémentaire avec les congés payés -, en instituant la semaine anglaise ou des « deux dimanches » (qui libère le samedi ou le lundi), triple d’un coup de baguette magique, du jour au lendemain, et sans construction ni investissement public, le nombre de stades utilisables, puisqu’il est désormais possible « […] d’échelonner sur trois jours l’activité sportive » (L’informateur sportif de la région parisienne, 13/02/1937). L’augmentation des salaires (de 7% à 15%, parfois plus avec la poursuite des grèves) facilite assurément l’adhésion aux associations sportives ou pour s’équiper, à une époque où les subventions municipales ne faisaient pas le bonheur d’Umbro. Résultat, la FFFA gagne 40 000 licenciés en trois ans (près de 190 000 en tout) sans compter les 40 000 qui affluent dans les rangs de la FSGT alors en pleine explosion. Le social n’est pas anti-foot… Après l’inverse ?

6 – Le comité de sélection est mort, vive le sélectionneur !

Toutes les révolutions ne sont pas gravées dans le marbre. Pourtant, c’est bel et bien au milieu du tumulte des usines occupées et des poings levés entre Nation et République que l’équipe de France subit elle aussi un choc. Jusque-là, les Bleus constituent un trésor national et le tropisme jacobin pour les comités de salut public s’y affirme depuis longtemps. La sélection des joueurs sont le fruit des réflexions d’un petit groupe d’hommes qui dissertent longuement et assument ensemble. Ce souci de collectiviser la décision n’a pas survécu à l’émergence des Coupes du monde. Si la France peut se donner à Léon Blum, pourquoi un seul homme ne pourrait-il pas se prédestiner à un choix si délicat ? Et c’est ainsi que le bon Gaston Barreau endosse le premier titre de sélectionneur unique. Poste qu’il va inaugurer par une petite victoire contre la Yougoslavie. Ce serviteur discret du football et employé du conservatoire national du musique sera malgré tout resté un fonctionnaire au service d’une grande cause qui le dépassait. Toute ressemblance…

7 – Un « footeux » à l’Assemblée nationale

Parmi les 72 députés communistes qui débarquent sur les bancs de l’Assemblée nationale, un gaillard de 33 ans, dont la carrure trahit un passé de boxeur, représente désormais le 15e arrondissement. Le personnage a une autre particularité, il a joué en 1929 dans les rangs d’une équipe « syndicale » de la FST, Fédération sportive du travail, qui s’était rendue en URSS découvrir de ses yeux écarquillés toute la beauté du « socialisme dans un seul pays » . L’occasion de croiser le fer avec les meilleurs équipes locales, alors privées, pour raisons idéologiques, de confrontations avec leurs homologues « bourgeoises » . Et se prendre quelques raclées. Le retour fut parfois cruel sur le seul plan sportif. Même les médias soviétiques pouvaient quelquefois juger sévèrement la faiblesse technique des équipes françaises que ne compensaient pas leur authenticité prolétarienne, ce que nota avec amusement l’ambassadeur de France à Moscou au sujet de la prestation du futur député. André Jolicart, jeune ouvrier aéronautique de chez Gnome et Rhône Gennevilliers (future Snecma) affrontera le Spartak en 1938, et il se souviendra longtemps d’avoir « pris la pâtée » face à une équipe « presque professionnelle » . Le communisme s’arrête là où commence le terrain de foot.

8 – La grève, mais pas du foot

Le Front populaire reste aussi un des plus grands mouvements sociaux que la France ait connu, non pas contre, mais pour soutenir le nouveau gouvernement. Deux millions de grévistes et des milliers d’usines occupées. Y compris celle de Peugeot à Montbéliard et Sochaux, malgré le club professionnel et les tournois inter-ateliers mis en place par la direction, censés garantir l’esprit d’entreprise et se vacciner contre la lutte des classes. Car si d’aucuns tapent le carton et d’autres triturent l’accordéon, le ballon rond est bien du piquet de grève. Une vie sportive, d’instigation ouvrière, grandit avec le mouvement revendicatif. Les grévistes s’adonnent à divers sports ou organisent des rencontres avec les clubs F.S.G.T voisins. Des comités d’occupation établirent des structures (commission « loisirs » , etc.) afin d’encadrer ce foisonnement. La grève est un but !

9 – Pas de grand stade à Paris !

« Pas un crédit pour les stades où cinquante mille spectateurs contemplent vingt ou trente acteurs, mais pour chaque ville ou village, la piste, la piscine, le terrain ! » Léo Lagrange, sous-secrétaire d’État aux Sports et à l’Organisation des loisirs, dénoncé comme le « ministre de la Paresse » par l’Action française, résume bien la vision du Front populaire qui vient pourtant de créer le premier maroquin ministériel consacré au sujet. On va construire des stades, mais pour le plus grand nombre. (Dans les faits, il y eut davantage de recensements des besoins que de béton coulé, le temps fut court. Mais, par exemple, en Guadeloupe, Felix Eboué, nommé gouverneur, lancera la construction des deux premiers terrains réglementaires à Basse-Terre et Pointe-à-Pitre.) Si les pressions se font sentir pour que la France se dote enfin d’un grand stade à l’instar de ses rivales européennes, la réponse brille par son silence. Le besoin de doter la capitale d’une enceinte de 100 000 places pour la Coupe du monde ne rencontrera guère plus d’échos. Un projet est pourtant lancé, des plans déposés, le tout situé dans le 16e arrondissement, quai de Javel. Henri Sellier, ministre de la santé, écrira en octobre 1936 à Léo Lagrange pour clore le débat : « Je considère comme une hérésie montreuse la création d’un stade à l’intérieur de Paris. » On patientera donc jusqu’en 1998, à Saint-Denis…

10 – Épilogue : des Français déjà divisés ?

L’équipe de France de football de 1936 ne fait pas de politique. Aucun de ses joueurs n’a desserré ses lèvres pour dire un mot alors que le pays vibrait et se déchirait. Contrairement à l’aviation (avec un Mermoz rallié aux Croix-de-Feu, puis au Parti social français du colonel de la Rocque) ou l’athlétisme avec un Jules Ladoumègue compagnon de route des communistes, le footeux pense surtout à profiter des débuts du professionnalisme et du vedettariat. Mais l’époque ne va rapidement plus laisser forcément le choix. Fritz Keller, le buteur alsacien tricolore, vend son âme et rejoint dans sa région annexée l’équipe du « Insupportablement SS Straßburg » « sponsorisé » par la SS pour concurrencer le Racing trop « français » . En face, Étienne Mattler, le « balayeur » de la défense nationale, présenté par la direction du FC Sochaux en modèle du footballeur ouvrier modeste loyal et patriote (en 1938, il aurait entonné seul une Marseillaise face à des supporters italiens hostiles dans une taverne napolitaine), s’engage dans la Résistance, est arrêté, déporté, pour finalement réussir à s’évader. Une autre histoire commence…

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